At his best, man is the noblest of all animals; separated from law and justice he is the worst.

« De quel droit ! Comment peux-tu oser faire ça ! » Le jeune homme de 19 ans chiffonna la lettre d'un geste rageur avant de l'envoyer tout droit au visage de son interlocuteur. Son paternel, infaillible, ne bougea pas d'un pouce. Il se contentait d'attendre que la tempête ne passe, intimement convaincu par ses propres arguments. Il avait simplement fermé les yeux quand le projectile frappa sa joue puis les avait rouvert, adressant un regard glacial à son fils. « La décision est prise, Lawrence Eugene. Je t'ai porté volontaire pour le soutien militaire. La guerre vient d'être déclarée, ne souhaites-tu donc pas servir ton pays ? » L'intéressé avait bondi de son fauteuil en cuir. Sa silhouette longiligne se dirigeait maintenant à la hauteur de son père, bien que sa petite tête angélique rougie par la fureur atteignait seulement ses épaules. Il se sentait trahi. Dupé qu'on lui ait donné tant d'espoirs quant à un avenir choisi alors qu'il venait tout juste d'être enrôlé contre son gré. Un index agité par des tremblements incontrôlables pointait le visage du quadragénaire en face de lui. Il menaçait de se planter dans son œil tant il se voulait menaçant mais Eugene Moore Sr ne cillait toujours pas. « Tu n'as pas le droit de m'envoyer là-bas. Laisse-moi une chance d'être le fils que tu voulais, je reprendrais ton entreprise si tu y tiens tant. » Son regard clair avait fait un furtif arrêt jusqu'à un tas de feuilles qui trônait sur son bureau. Un script débuté depuis des années, l'aube d'un succès théâtral ou même cinématographique dans lequel il fondait tout son avenir professionnel. Il aimait tant écrire, laisser son imagination diriger sa plume pour créer des situations fantastiques et des scénarios surréalistes. Cette année, Lawrence avait prévu d'intégrer une école dédiée au septième art. D'intégrer les bases et de construire les relations qui feraient de lui le meilleur réalisateur de sa décennie. Puis la guerre avait éclaté. Sa naissance avait marqué la fin de la Grande Guerre, et l'aube de sa vingtaine signait à présent le commencement d'une nouvelle horreur. Une horreur à laquelle il participerait désormais. La lettre tant détestée venait d'annoncer fièrement que sa candidature à l'armée était reçue avec grand plaisir. Eugene Moore avait si habilement joué de sa notoriété pour faire enrôler son fils, l'écartant ainsi de toute carrière inutile en temps de guerre. Eugene Moore, grand entrepreneur new-yorkais que beaucoup de soldats pouvaient remercier. Propritétaire et fondateur d'une entreprise alimentaire qui avait su finement jouer des rationnements pour se faire un nom. Beaucoup de nourriture était issue des usines Moore et on avait même salué sa générosité lorsqu'il avait expédié des paquets de survie aux soldats américains, leur permettant de rendre leur vie sur le front légèrement moins pénible. « Je fais ça pour ton bien, tu deviendras quelqu'un de bien Lawrence. » Le fils éploré s'était mis sur la pointe des pieds pour espérer égaler la taille de son père, taillé dans la roche. Il avait espéré pouvoir lui tenir tête, lui faire changer d'avis. « Je vais saboter mes capacités, je vais me rendre inapte à combattre, tu sais que j'en suis capable. » Menaçait-il, au bord des larmes. Pourquoi cette décision soudaine ? Pourquoi envoyer son fils à la mort, peut-être à l'autre bout du monde ? « Ce n'est pas notre guerre, je veux rester ici. » Après de longues minutes d'indifférence, le père posa finalement une main puissante sur son épaule. « C'est une autre guerre que je t'épargne là. »

« Law, au lieu de faire bronzette, viens plutôt nous aider à réparer cet avion. » Entendit-on crier d'en bas. Lawrence, une cigarette entre ses deux doigts, se pencha dans le vide pour répondre : « J'arrive. » Il écrasa le mégot sur le toit brûlant du garage en haut duquel il était monté. Prendre de la hauteur c'était un peu son échappatoire comme si tout ce qui se préparait au sol n'existait plus. Tandis que ses frère d'armes s'attelait maintenant à la réparation d'un engin, le jeune homme jeta un dernier coup d’œil aux papiers qu'il tenait dans sa main gauche. Un télégramme bref qui datait de plusieurs semaines, ainsi que de la paperasse et des extraits de journaux reçus le matin même. Il avait reçu les deux derniers dans un seul et même paquet dont l'expéditeur demeurait toujours inconnu. Le télégramme avait annoncé le décès de son père, survenu tragiquement il y a plus d'un mois. Sa mère lui avait longuement écrit pour partager sa peine et déplorer son absence pour les funérailles du paternel à qui il n'avait plus parlé depuis son départ outre-Pacifique. Sa première mutation avait été bien loin de son Amérique natale et pour l'heure, elle n'était que des successions de journées passées à flâner, boire et entretenir de l'équipement militaire qui n'avait toujours pas servi. Il s'était fait rapidement de bons amis ici, l'arrivée d'un Moore parmi les rangs n'était pas passé inaperçu. Il s'ennuyait fermement ici et n'attendait que l'annonce de la fin de la guerre pour pouvoir rentrer chez lui. Et pourtant la mort de son père n'avait pas éveillé en lui le désir ardent de retrouver la chaleur de son foyer familial. Il lisait et relisait les extraits journalistiques, qui avaient éveillé en lui de pires craintes que celle de mourir pour son pays. La première colonne, tirée d'un grand quotidien, faisait l'éloge de cet homme dévoué à sa patrie, des millions de familles qu'il avait nourries en approvisionnant autant de rations à moindre coût, et de la foule qui s'était déplacée pour assister aux funérailles. La seconde, visiblement écrite par un journal à scandale, sous-entendait les circonstances douteuses quant à son décès. Les raisons officielles déclarait un vol qui avait mal tourné, Eugene Moore avait eu le malheur de vouloir défendre ses intérêts face à un criminel armé. Cet article en revanche clamait haut et fort que tout ça n'était qu'une mise en scène savamment orchestrée par la mafia américaine. Apparemment celle-ci aurait eu des comptes à rendre avec cet homme dont les activités n'étaient peut-être pas si louables qu'on le pensait. Des thèses rocambolesques appuyées par l'absence du fils qui avait préféré s'engager plutôt que de suivre son père dans le marché noir. Bien sûr personne n'avait cru à ses chiffonneries et seul le doute avait empêché Lawrence de mettre ce torchon aux flammes. Joint à ces extraits de journaux, des relevés de compte tenus par son père qui confirmaient des revenus non déclarés. Une petite note gribouillée à l'encre noire disait : ''La dette reste impayée.'' A la lecture de cette menace anonyme, un nouveau frisson glacé parcourut le dos du soldat qui serra très fort la chaîne qu'il portait autour du cou, pour ne pas céder une nouvelle fois à la colère. Il releva ses yeux clairs vers ses collègues qui se mirent à crier à son attention : « Lawrence, descends de là ! » « Dégage, descends ! » A peine eut-il entendu la fin de la phrase que des tirs venus du ciel rebondirent sur le toit du garage à quelques centimètres de lui. Les bras par-dessus sa tête, Lawrence se laissa rouler sur le côté pour atteindre l'échelle qui lui avait permis de grimper jusqu'ici. Ses pieds touchèrent le sol au moment même où une bombe explosa les avions entreposés sur la base. Le jeune homme resta bouche bée, incapable de faire le moindre mouvement intelligent. Il était comme pétrifié tandis que le fracas des avions et des explosions devenaient une mortelle mélodie interminable. Une main affolée agrippa son épaule pour le faire volte-face. Il tomba nez à nez avec un de ses copains, le visage tâché d'un sang qui ne semblait pas être le sien. « Je crois qu'on a été trop longtemps en vacances, mon pote. C'est le moment de montrer ce qu'on vaut. » Puis il lui plaqua une arme contre le torse, avec un sourire à la fois rassurant et peu rassuré. Lawrence fourra les papiers maudits dans sa poche avec une amertume écœurante. Les yeux pleins de larmes, il releva fièrement la tête puis suivit son ami dans la bataille contre les Japonais qui venaient de les surprendre sur leur terrain, Pearl Harbor.

« Pourquoi avoir choisi Los Angeles, Mr Moore ? » Parce qu'il souhaitait fuir New-York à tout prix. Parce que Lawrence avait peur des menaces obscures qu'il avait reçues. Une ombre dont il ne connaissait pas le visage était après lui pour lui faire payer les erreurs de son père et il ne voulait pas tomber dans cette noirceur de la société. Il était un lâche, il l'avait aisément prouvé ces dernières années et on ne changeait pas ce qu'on était. « Parce que j'ai envie d'un nouvel horizon après cette guerre, Monsieur. Los Angeles est une ville florissante qui laisse entrevoir bien du prestige. » Son visage paraissait détendu, son sourire se voulait totalement professionnel et avenant. Ses cheveux avaient été coupés, coiffés un peu en arrière pour dompter les ondulations. La barbe avait disparue sitôt qu'il était rentré et Lawrence s'attelait à avoir un visage parfaitement imberbe. Fini les chemises hawaïennes déchirées et tâchées de sang, fini les uniformes lourds. Son corps marqué par la guerre était emmitouflé dans un costume gris anthracite, la chemise immaculée nouée d'une fine cravate noire. Ses mains étaient impeccables en extérieur bien que non lavées de ses pêchés. Le charisme physique du jeune homme contrastait avec la saleté dont il se sentait imprégné, le sentiment de trahison qui le rongeait depuis bientôt une décennie. « Je vois que vous avez servi dans l'armée, Pearl Harbor, vous avez eu pas mal de chance je dois dire. Vous souhaitez donc intégrer nos rangs de la police. Je vois que vous aviez commencé des études cinématographiques avant votre départ, l'armée a changé vos horizons ? » Non, ses horizons avaient changé de direction contre son gré. Qu'importe les raisons qui avaient animé son père, il n'était plus là pour lui expliquer s'il lui avait finalement rendu service ou non. Ses rêves étaient loin derrière lui désormais et faire partie de la police le laissait croire qu'il pourrait être intouchable. Que plus jamais personne ne serait là pour décider à sa place. La Pègre ne l'aurait pas aussi facilement. « J'ai servi mon pays, je l'ai préservé des horreurs, de l'occupation. J'ai protégé sa liberté et je pense que c'est encore mon devoir aujourd'hui. J'ai besoin de me rendre utile. » « Et bien bienvenue dans notre équipe, Mr Moore, nous avons besoin d'hommes comme vous. Les temps ne se sont pas pour autant éclaircis dans notre ville. » Son recruteur, Chef de la Police à en croire la plaque dorée qui ornait son bureau, se redressa de son siège de cuir pour lui serrer la main. Lawrence se leva immédiatement pour le saluer de la poigne la plus confiante possible. Il inspirait de la confiance et beaucoup de motivation mais au fond demeurait toujours le même gosse apeuré. Law espérait enfin que lois et justice obtiennent son salut.