Imagination et couleurs s’entrelaçaient lorqu’Emily se munissait de son pinceau. Sans but précis, elle s’attardait longuement à cribler un paysage du regard afin de capturer l’instant présent. Par la suite, elle se confinait dans cette bulle qui était sienne afin d’illustrer sa vision du monde. Une peinture emplie de douceur mais toutefois contrastée par quelques coups de pinceaux plus grossiers. L’instant présent était sa seule motivation. Pourtant, cela n’avait pas toujours été le cas… Il y a de ça quelques années, ses intentions étaient toutes autres quant à cet art qu’elle maniait à la perfection.

8 mai 1945
20h03

On aurait pu croire qu’il s’agissait là d’un repas de mariage ou encore de l’avènement d’une naissance tant tout le monde s’activait en cuisine. Non. Seulement quelques origines méditerranéennes se mêlant à une odeur des plus épicée. Emily s’attardait à préparer une « salsa de pomodore » digne de ce nom tandis que sa mère et sa grand-mère se consacraient à l’osso-buco. Son père, quant à lui, préférait lire le journal qu’il n’avait pas pu consulter lors de son traditionnel déjeuné au diner du coin. Sans aucun doute, il avait fait le bon choix en choisissant une femme d’origine italienne : les plats qu’elle lui confectionnait étaient à la hauteur de sa beauté renversante. Toutefois, il devait également apprécier son caractère piquant et tantôt exécrable. Ô combien de fois Roy s’était-il adressé à sa fille sur un ton douteux : « Tu es le portrait craché de ta mère : ravissante mais une vraie tête de mule. » L’Américain avait toutefois un regard des plus admiratifs vis-à-vis de sa progéniture, un regard protecteur qui en disait long sur ses sentiments. Son père n’avait jamais murmuré un je t’aime ou une parole affectueuse et pourtant, ses yeux trahissaient cet aspect faussement glacial auquel il se tenait depuis tant d’années.
Un évènement marquant était venu égayer cette journée et le patriarche de la maison n’avait pas mis longtemps à allumer la radio afin de leurs en faire part. « La guerre est finie mama ! » Dans cette euphorie générale, la jolie blonde ne put s’empêcher de faire transparaître sa joie tout en mettant la table. Il s’agissait là d’un nouveau départ, une chance de découvrir un monde nouveau et de pouvoir être en phase avec qui l’on voulait vraiment être. Emily était fin prête à révéler son projet d’avenir : la peinture. Celui-ci avait été dument réfléchi et pour cause, avait été l’objet de nombreuses insomnies. Emy était une femme affirmée mais lorsqu’il s’agissait de ses compétences, elle avait tendance à se sous-estimer au possible. De son point de vu, elle ne s’imaginait pas devenir quelqu’un alors que son statut social avait constamment était source d’obstacles. Ses parents, sa grand-mère et elle-même vivaient dans ce pavillon étriqué où les tracas financiers étaient constamment au centre de leurs discussions. Comment pouvait-elle s’en sortir sans dénigrer la personne qu’elle était ?
Une fois à table, entre le plat de résistance et le dessert, Emily se décida à brayer quelques paroles en guise de prologue. « Vous savez, il y a deux semaines j’ai entendu parler de cette exposition vers Venice Beach. C’est une véritable aubaine. Ils organisent un concours pour pouvoir participer à ce vernissage et je me suis dit que… Que ma foi, je pouvais éventuellement déposer une candidature non ? » Voilà. C’était chose faite. Le grand tournant de sa vie, celui qu’elle attendait, ce dont elle espérait : la réussite, l’espoir, ce don qu’elle possédait au service des plus grandes galeries d’art. Peut-être était-elle trop rêveuse mais après toutes ces années baignées dans le malheur et le chagrin, n’avait-on pas droit à quelques aspirations plus fantaisistes ? Oui, sans aucun doute, sa vie allait dès lors changer… Mais de quelle façon ?
Cette annonce fit l’effet d’une bombe et, en quelques secondes, la conversation s’envenima. Les parents d’Emily et sa grand-mère ne tardèrent pas à dissuader la jeune femme en lui adressant un sermon sur la condition des femmes, leurs origines italiennes ou encore l’avenir qu’ils envisageaient pour l’artiste en herbe. Chacun ajoutait son grain de sel. Toutefois, parmi ces arguments, le dernier l’acheva sur place comme un coup dirigé tout droit vers sa nuque. Elle avait l’impression que la chaise où elle était assise n’avait plus de pieds pour la soutenir. L’impression qu’elle était perchée au-dessus d’un néant qui n’allait pas tarder à l’ensevelir. «Enfin Emily à quoi penses-tu ? Tu ferais mieux de te trouver un mari à ton âge. Tu n’as pas l’étoffe d’une artiste voyons. Tes peintures sont jolies mais… » Sa capacité d’écoute s’était brouillée lorsque sa mère lui avait avouée sans préambule qu’elle n’avait pas le charisme pour être connue. Perdue dans les ténèbres qu’étaient ses pensées, elle constata que ses appréhensions étaient tout à fait justes. A contrario, ce ne fut pas la tristesse qui envahissait peu à peu son corps d’une bourrasque brulante mais bien la rage. Personne dans ce bas monde ne croyait en elle.
C’est avec aigreur qu’en un bon, elle se retira de table, se dirigeant tout droit vers la minuscule pièce qu’était sa chambre. Plaquée contre sa porte, elle observait les murs qui avaient bercé son enfance : un lit avec une seule et unique peluche, une armoire hideuse tout comme cette tapisserie beige soutenue de grossières fleurs immondes. Cet abime avait été son tombeau depuis tant d’années. Tandis qu’un flot de larmes brouillait sa vue, un petit objet déposé sur le rebord de sa fenêtre retint son attention. C’est avec hargne qu’elle brisa ce morceau de bois en deux : son pinceau. Fini, c’était fini.

22h36

Marcher. C’est ce dont elle avait besoin. Emily se sentait seule face à ses obstacles, dans l’incapacité de les surmonter sans en payer le prix. Cette ère nouvelle semblait prospère à une vie meilleure, à une existence bonifiée et pourtant il n’en n’était rien. C’était le vide intersidéral en elle et, pour cause, Emy s’était elle-même réduite en cendre en détruisant ses propres tableaux, sa passion, ce qui la définissait. Il est vrai qu’à la voir au premier abord, nul ne pouvait penser qu’elle était douée de ses dix doigts pour donner forme aux couleurs. Après tout, une petite blonde élancée, au caractère piquant et à l’accent marqué ne pouvait évoquer que quelques pensées salaces. A vrai dire, ce côté conformiste l’exaspérait et lui donnait le haut le cœur. Etait-ce vraiment ça ce que l’on qualifiait communément « la vie » ? Une série de clichés qui se juxtaposaient pour former un moule dont tout le monde était victime : la banalité.
Ses réflexions devaient très clairement se lire sur son visage puisqu’une voix l’aborda, tout du moins c’est ce qu’elle crut entendre. Tirée de son jardin secret, elle aperçut un jeune homme, à peu près de son âge, de type nord-africain, adossé à une entrée. Derrière cette même porte, une musique joviale résonnait, un timbre qu’elle n’avait jamais entendu auparavant. C’était une musique entrainante, aux notes quelques fois sensuelles mais qui semblait respirer le renouveau. «Ca n’a pas l’air d’aller mademoiselle. Venez, un petit coup, quelques pas et ça ira mieux.» Etait-ce vraiment sage de le suivre et d’entrer dans cette boite à jazz en pleine nuit ? Le père d’Emily, conservateur au possible, lui avait inculqué quelques manières qui dénotaient avec ce milieu. Pourtant, la jolie blonde n’arrivait pas à déceler de mauvaises intentions dans le regard de cet homme et pour cause, elle décida de le suivre. Trompettes, fumée, danse, accordéons, lumières tamisées, rire, batterie, séduction… Tant de mots pouvaient s’accorder à cette scène qu’était en train de vivre Emily. Chaque acte était en tempo constant, une mine d’or pour les âmes en détresse, en proie à du changement. Tantôt le rythme était rapide, tantôt il était plus lent et suave. Si sa vie devait être pitoyable, alors c’est ici qu’elle la passerait.
Les habitués étaient venus accueillir chaleureusement la jeune femme qui, en toute honnêteté, contrastait dans cette atmosphère. Blonde comme les blés, des yeux émeraudes étincelants et blanche comme un linge… Nul doute : elle ne pouvait se fondre dans la masse. Qu’importe ! Elle se sentait bien. Vivante. Libérée. Après quelques réticences, elle se laissa entraîner sur la piste de danse qui était, certes minuscule, mais qui soutenait des danseurs hors pair. « Je ne sais pas danser de cette manière… » Il suffisait de se laisser porter par la musique lui avait-on dit. Quel était ce son ? Du Jazz ? Du rock peut-être ? Peu importe. Petit à petit, ses bras se délièrent, son bassin entreprit quelques mouvements et ses cheveux se mirent à flotter sur la même cadence. Elle se permettait enfin d’être elle-même.

17 avril 1949
C’est avec difficulté et contrariété qu’Emily éteignait son réveil chaque matin, à l’heure où le soleil n’avait même pas encore dressé l’un de ses rayons. 4h30. Sa mère –Yolanda- avait eu l’implacable idée de lui dénicher un petit travail. Femme de chambre. Mais pas dans n’importe quel hôtel, non, bien évidemment. Le California’s Hôtel, un des plus renommé sur la côte ouest des Etats-Unis. L’un n’aillant pas sans l’autre, Emily n’avait pas tardé à deviner les intentions de sa génitrice : son lieu de travail serait le théâtre de nouvelles rencontres voire même d’une promesse éternelle. Un homme élégant, ayant une bonne – voire très bonne - situation et étant près à demander sa main. C’était une idée saugrenue, Yolanda s’était auto-proclamée comme entremetteuse sans même avoir consulté sa propre fille. Peu lui importait. Emily préférait feindre l’ignorance plutôt que de se lamenter sur les rêves farfelus de sa mère. Depuis qu’elle trainait plusieurs soirs par semaine dehors, la jolie blonde avait appris à relativiser. Sans conteste, son caractère plutôt bipolaire et parfois même despotique était toujours part d’elle-même mais désormais, elle vivait au jour le jour. Sa passion pour la peinture ne s’était pas amoindrie mais n’était à présent plus qu’un simple loisir, un moyen d’apaiser son esprit. En revanche, lorsqu’elle allait danser le soir, sa fougue était son atout premier. Séductrice sans trop l’être, elle s’amusait et avait tissé des liens d’amitié chers à son cœur. Il n’en était pas de même pour son père. Celui-ci n’appréciait que très peu le fait qu’elle entretienne des relations avec cette population de nord-africain qui émergeait de plus en plus aux Etats-Unis. Cela avait souvent été source de conflit ces derniers mois mais Emily n’en avait que faire et n’hésitait pas à revendiquer ses idées. Au cours d’un énième diner, le ton était encore une fois monté entre ses parents et la jeune femme. « Qui es-tu maintenant Emily ? Tu n’en a pas marre de trainer avec cette… cette population en bas de l’échelle ? Tu me fais honte, tu nous fais honte. » D’un ton venimeux, il se transformait en prédateur, prêt à sauter sur sa proie. S’en était trop. « En bas de l’échelle ? Tu crois que l’on est où nous au juste ? Avant de juger les autres, il faudrait peut-être regardé autour de soi. Vous rêvez de richesse, de reconnaissance mais je n’aurais rien de tout ça à vous donner ! Arrêtez de croire au rêve américain car Italiens pauvres nous étions, Italiens pauvres nous resterons. Pour être de la haute, il faut commencer par agir comme tel. Vous avez brisé toutes mes chances de devenir quelqu’un. C’est terminé maintenant. Il faudra s’en tenir à ce statut minable qu’est le nôtre. »