CHAPTER ONE ; un, deux, trois, nous irons au bois (1927)
Des cris de douleur se font entendre dans l’hôpital désert, presque entièrement vidé de ses internes pour cause de réveillon de Noël. Seuls quelques-uns sont de corvée, mais leur nombre fait tourner l’établissement au ralenti. Heureusement, les urgences ne sont pas nombreuses, ce qui laisse un nombre suffisant de sages-femmes pour s’occuper de la naissance du petit garçon dans la chambre 11. Prématuré, il n’était pas prévu que ce dernier pointe le bout de son nez avant au moins trois ou quatre semaines. Mais, alors que son mari et elle s’apprêtaient à entamer leur repas de réveillon, juste à deux, lorsqu’elle avait perdu les eaux, obligeant le jeune couple à se rendre en urgence à l’hôpital. Et sans péridurale, il est bien connu que les accouchements sont douloureux. Elle pleure presque de douleur. Mais elle doit tenir bon, la tête de son bébé apparaît déjà, et bientôt elle pourra le tenir dans ses bras. D’un commun accord, les deux futurs parents se sont mis d’accord sur deux prénoms : si le bébé est une fille, elle s’appellera Lennox. Si c’est un garçon, alors, ce sera Noé. Il aura un bel avenir, il ne finira pas dans un musichall comme ses parents, il réussira sa vie, gagnera beaucoup d’argent, sera avocat, médecin, ou encore architecte. Et il réussira.

CHAPTER TWO ; quatre, cinq, six, cueillir des cerises (1932)
Les doigts du petit garçon se posent sur le piano, et il laisse aller ses doigts sur les touches bicolores de l’instrument mal accordé. Ses mouvements sont incertains, le son qu’il produit, insupportable de par son inharmonie. La mère, occupée à préparer le dîner, prend son mal en patience. Le père, quant à lui lisant vaguement les dernières nouvelles du jour dans le journal, ne supporte pas longtemps ce vacarme et perd rapidement son calme. Dans un soupir empli de frustration, il balance sa lecture sur la table basse et se redresse, retirant les mains de son fils du clavier. Le petit n’est pas tellement de cet avis. Il aimerait tellement apprendre à bien jouer, à composer de belles mélodies, comme son père, à laisser danser ses petits doigts de petit garçon sur les touches, sans effort, pour jouer les classiques de Mozart, Lully ou encore Beethoven. Mais surtout, surtout… revêtir un beau costume noir, avec une cravate assortie aux touches d’un demi-queue d’or et d’ivoire, puis prouver son talent tout en réjouissant les clients de passages ou récurrents, donnant le rythme à une sublime danseuse en fourreau rouge pailleté, qui serait la star de la soirée, exactement comme son père avec sa mère, le jour où ils s’étaient rencontrés. Noé n’a que cinq ans et pourtant, il sait déjà des tas de choses, sur lui et sur sa famille. Curieux, il ne cesse de poser des questions, à son père, à sa mère, à lui-même, il veut tout savoir, il veut savoir comment était sa maman avant, pourquoi son papa en est tombé amoureux, si elle était très très belle ou juste très belle, si son papa avait toujours aussi bien joué du piano, si sa maman avait toujours dansé aussi bien. Il aime raconter toutes ces histoires de famille à ses petits amis lorsqu’il va à l’école, mais sa préférée reste celle de leur rencontre, quand sa maman était allée remercier son papa pour sa prestation la veille au soir, qui ne lui avait valu presque exclusivement que des critiques positives, et quand ils étaient tombés amoureux comme ça, juste parce qu’ils s’étaient jeté un coup d’œil. Un regard, un seul, et tous deux savaient que c’était avec l’autre qu’ils voulaient passer le reste de leur vie. Noé aussi, a une amoureuse. Elle est très jolie, elle a des longues boucles blondes et des nœuds rouges dans les cheveux, et puis surtout, elle dessine très bien les fleurs, et elle, elle aime bien jouer avec lui à l’école. Il l’aime vraiment bien, mais il ne l’a pas encore dit à ses parents. Il sait bien que cinq ans, c’est trop jeune pour se marier. Et puis, il ne veut pas forcer les choses.

CHAPTER THREE ; sept, huit, neuf, dans un panier neuf (1944)
Noé a dix-sept ans. Sa mère approche de la quarantaine. Son père, lui, a été envoyé en France. A la guerre, en Normandie. Le grand débarquement, et Noé trouve cela stupide. L'.'l.. Au diable son boulot de pianiste, sa famille, sa femme, son fils, sa ville, sa vie. L’armée n’en a que faire de l’homme, il ne voit que l’arme qu’il pourrait tenir. Et quand les soldats meurent, tant pis, du moment qu’il n’y en a pas trop. Les familles feront leur deuil, elles oublieront, elles survivront, même si une femme a perdu son mari, même si un fils a perdu son père.

CHAPTER FOUR ; dix, onze, douze, elles seront toutes rouges (1948)
Pour l’instant, le rideau est encore baissé, la salle est bruyante est dissipée. Mais dans quelques secondes, le bruit fera place au silence, pour quelques secondes, et puis lui, juste lui, entamera la chanson, pendant 17 longues secondes d’introduction où la salle sera juste à lui, pour la première fois. Son père n’aurait probablement pas apprécié son choix de carrière, mais peu importe, l’important n’est-il donc pas de faire ce qu’on aime ? Sa mère est dans la salle, et elle, elle est fière. Elle a un grand sourire sur les lèvres. Depuis qu’elle ne chante plus, elle ne vient plus au musichall, mis à part lors de grandes occasions. Et y a-t-il meilleure occasion que le premier spectacle de son fils ? Noé en est très fier, en tous cas. Même s’il sera derrière le piano, qu’on ne le verra pas et que l’on entendra seulement le bruit clair de son piano, il sera sur scène. Avec une jolie danseuse en fourreau rouge pailleté, délicieusement poudrée, à la chevelure parfaitement fixée. Il n’a pas encore eu l’occasion de la rencontrer, il n’a été prévenu que quelques heures plus tôt, en remplacement du pianiste principal, s’étant cassé la main en faisant du bricolage la veille au soir. Et comme Noé était le fils de celui qui avait été un jour le pianiste de musichall le plus en vogue de la ville, et qu’il se murmurait ici et là que le petit avait du talent, il avait été engagé directement, après une audition éclair pendant laquelle il n’avait interprété qu’une seule chanson, I’ll Never Smile Again, de Frank Sinatra, puis c’était fini, il avait sa place, du moins pour ce soir-là.

Et c’était le moment, c’était l’instant. Rideau. Confortablement installé sur son tabouret en taffetas rouge, contrastant avec le noir de son costume et la blancheur de sa chemise, il fait glisser ses doigts sur le clavier, et entame la chanson. Dix-sept secondes d’introduction, c’est incroyablement. Tous les regards sont rivés sur lui, il le sent, même s’il se doute que le public n’attend qu’une chose, l’arrivée de la danseuse. Lui aussi n’en peut plus d’attendre. Il aimerait la voir enfin, chanter et danser sur scène, comme sa mère le faisait quelques années plus tôt, du temps où son père était encore de ce monde. Plus que trois secondes, deux, une…

Elle ne rate pas son entrée. Son sourire est radieux, son maquillage parfait, et surtout, comme prévu, sa robe est rouge. Noé ne peut détacher ses yeux d’elle pendant toute la durée du spectacle. De temps en temps, elle lui jette quelques regards, de temps en temps, et lui, trop timide, baisse le regard. Le temps passe et la fin approche. Noé se lève, se place à côté de son piano, puis s’apprête à saluer, lorsque la main de la danseuse se saisit de la sienne et l’emmène au milieu de la scène, avec elle, pour qu’il salue à ses côtés. A ce moment-là, Noé ne peut s’empêcher de sourire.