Les matins se succèdent et se ressemblent dans la vie d’Eleanor Warren, tout comme les après-midi. Chaque jour, la jeune épouse et mère de famille se lève pour préparer le petit déjeuner des enfants. Bien souvent son époux est déjà parti travailler, il est rare qu’ils partagent le petit-déjeuner ensemble, d’ailleurs il est bien rare qu’ils partagent un repas ensemble de la semaine. Le midi, monsieur Warren mange sur son lieu de travail et le soir il ne rentre pas toujours à des horaires fixes. Quoiqu’il en soit, Eleanor tient tout de même à partager le petit-déjeuner de ses enfants. C’est sans bruits qu’elle se lève avant eux pour mettre le lait sur le feu et sortir le pain, le beurre et la confiture sur la table. Puis tout doucement elle monte dans les chambres et va les réveiller en s’approchant doucement de leurs petites têtes blondes. Elle leur murmure toujours une petite comptine au matin, pour les faire émerger en douceur, en souvenir des violents réveils de son enfance à coup de porte qui claque, de volets qui s’ouvrent, de la lumière aveuglante du soleil qui rentre dans la chambre et du froid qui pénètre par la fenêtre ouverte. Il y a Maxim, il a dix ans, c’est déjà un petit homme dirait Eleanor, lui fait s’habille et fait sa toilette tout seul. Ce qui n’est pas le cas de sa petite sœur, Rachel, la pauvre petite n’a encore que cinq ans, alors c’est sa mère qui s’occupe de lui faire sa toilette, de l’habiller et de la coiffer. Eleanor tient à ce qu’ils déjeunent tous les trois ensembles, comme pour équilibrer l’absence de son mari au petit-déjeuner. Par la suite, tout le monde repasse à la salle de bain pour se brosser les dents et finir de s’habiller si ça n’a pas été fait. Puis il y a la réunion générale en bas de l’escalier où Eleanor examine une dernière fois la tenue de ses bambins et donne le dernier coup de peigne. Quand tout est enfin bon ils prennent tous les trois non pas le chemin de l’école mais de l’arrêt scolaire car c’est le bus qui emmène les enfants du lotissement. Comme ils sont encore assez petits, ils acceptent que leur mère les accompagne jusqu’au bout du chemin et les embrasse, même si l’aîné commence à être de plus en plus réticent. Il se met même à déclamer qu’il est assez grand pour s’occuper de sa petite sœur, notamment pour prendre le bus ensemble, sans que leur mère les accompagne. Mais Eleanor est une maman, et une maman qui s’ennuie, elle a en a besoin. Et c’est à ce moment là, quand elle passe le pas de la porte après avoir accompagné les enfants jusqu’à l’arrêt de bus, que commence une longue journée, à la fois chargée et vide. Chargée parce qu’elle doit s’occuper de toutes les tâches ménagères, nettoyer la table et la vaisselle du petit déjeuner, monter dans les chambres pour ranger les jouets et vêtements que les enfants n’ont pas rangé malgré ses recommandations, monter, descendre, monter, descendre, faire la poussière, balayer, récurer, ouvrir les fenêtres pour faire sécher, pendant ce temps laver le linge sale à la main et c’est déjà le début de l’après-midi. Jonas mange au bureau le midi, et Maxim et Rachel à l’école, elle fait un panier-repas à chacun la veille au soir. Elle ne mange pas à heure fixe et pas beaucoup en général. Manger seule lui file le bourdon. Parfois elle ne mange pas du tout. L’après-midi elle fait tout ce qu’elle n’a pas eu le temps de finir le matin et elle se dit qu’elle aimerait bien qu’ils achètent un aspirateur. C’est là qu’elle essaye de se trouver du temps pour elle, avant elle allumait la télévision, ou inviter ses amies ou voisines à boire le thé, mais depuis un certain temps elle s’est mise en tête de traduire Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Il vient tout juste de sortir cette année, en 1949 en France, personne ne l’a encore traduit et elle compte bien le faire, pour elle mais aussi peut-être pour être éditée. Elle avait parlé à Jonas qu’elle voulait travailler mais il avait objecté sans même s’intéresser à pourquoi est-ce qu’elle avait eu cette idée, sa première réaction avait été « pour qui je vais passer ? ». Alors Eleanor tentait d’accomplir ses tâches ménagères au plus vite, sans les bâcler tout de même, pour pouvoir accorder quelques heures à sa traduction. Elle connaissait le français, sa mère était allé aider en France après la Première Guerre Mondiale, c’est là qu’elle y avait rencontrée le père d’Eleanor, qui était elle-même née là-bas, pendant l’entre-deux-guerres. Elle a prit l’habitude de s’installer à la cave, là où elle lave le linge, ainsi le jour où elle se fait surprendre elle pourra prétendre être en train de laver des vêtements. Elle travaille avec sa vieille machine à écrire et ses vieux cahiers et autres livres de français qu’elle a pris l’habitude de cacher dans un coin, sous le tas de couvertures qu’elle met sur les lits quand vient l’hiver. Toutes ces précautions sont entreprises dans le cas où quelqu’un, notamment Jonas apprendrait ses activités, elle ne lui en a pas parlé, elle ne sait pas comment il réagirait, probablement mal étant donné sa réaction après qu’elle lui eût parlé de son envie de travailler. Mais de toutes manières, il ne met jamais les pieds ici. Et quand vient l’heure où se termine l’école, la jeune mère range précieusement ses effets et reprend le chemin de l’arrêt de bus et embrasse ses enfants. Comme d’habitude elle leur demande comment s’est passé leur journée, et puis une fois à l’intérieur elle les fait goûter. Vient ensuite le temps des devoirs. Il n’y a pas un jour où il ne faut pas se battre pour que les enfants terminent leurs devoirs avant d’aller jouer. Parfois, ils traînent tellement par mauvaise volonté que l’heure du souper arrive et qu’ils n’auront pas eu le temps de jouer, car de suite après le souper il faut aller se laver et dormir. Il arrive même qu’Eleanor n’ai pas eu le temps encore de s’occuper du repas tant les devoirs ont pris du temps. Mais quand elle le peut, elle essaye de faire au moins se laver la petite avant de dîner. Ensuite, à chaque soir les trois membres Warren attendent le patriarche, mais ils leur arrivent de manger sans lui car la nourriture commence à être froide. Il arrive aussi que les enfants se couchent sans avoir vu leur père, mais ce dernier ne manque jamais d’aller les embrasser dans leur sommeil. Avant d’aller dormir, Rachel réclame toujours à sa mère une histoire, Maxim est plus indépendant lui, parce qu’il est plus vieux aussi, il lit une bande dessinée en général. Oh ce ne sont pas des enfants méchants, mais cela reste des enfants, avec leurs caprices et leurs bêtises. Enfin, avant d’aller se coucher, elle prépare à l’avance le café que son époux prendra le lendemain matin et les paniers-repas de toute la petite famille cette fois. Mais ce n’est pas tous les jours comme cela, il y a aussi les week-ends, quand son mari est là, et les soirs où elle doit parader, faire la potiche à son bras. Parfois le couple se couche ensemble, parfois elle s’endort avant qu’il ne rentre du travail, mais la plupart du temps ils se couchent ensemble sans même se parler.