Mon nom est Veda. Fille aînée de l'agent immobilier Pierce et d'une pseudo féministe dont le nom importe peu, je suis née et ai passé une grande partie de mon enfance et adolescence à Los Angeles, cité des anges. Mon statut social et la situation financière de ma famille étaient modestes, pour ne pas dire très faibles, à l'inverse de mon talent, qui au final, ne s'est pas révélé être celui que je pensais.

Comme je l'ai mentionné, mes parents ne roulaient pas sur l'or. Ma sœur, de quelques années ma cadette, et moi-même menions donc une vie d'une banalité sans pareille, ce qui ne me convenait guère. Enfant déjà, je voulais vivre dans l'opulence, je voulais que l'on m'admire, je voulais être quelqu'un. Je crois que c'est essentiellement pour cette raison que cela n'a jamais collé entre ma mère et moi. Soyons clairs, je l'appelle « ma mère » mais suis bien loin de la considérer comme telle. Bref, ma mère, donc, n'était pas vraiment le genre de personnes auxquelles j'aimais m'identifier. Ni même côtoyer. Je n'ai jamais aimé ma mère, c'est un fait. Je sais que très peu de personnes peuvent comprendre cela. Pour le commun des mortels, nous sommes censés vouer un amour inconditionnel à nos proches, peu importe ce qu'ils sont. Oui, et bien moi, rien que l'idée d'une quelconque marque d'affection envers ma mère me dégoûtait. Et me dégoute toujours, d'ailleurs. Dieu soit loué, sa présence ne m'est plus imposée ! Enfant, je ne me laissais pas marcher sur les pieds. Je sais, c'est le cas de la plupart des enfants et ils se calment avec l'âge. Le truc, c'est que je n'ai pas changé. J'ai juste appris à dissimuler mon fort caractère, et à le moduler, de sorte qu'il sied à une jeune femme de mon statut. J'ai fait subir à mes parents toutes sortes de choses, des crises de larmes en passant par des caprices et des colères. Ma mère est celle qui, la majorité du temps, en faisait les frais. Pour moi, cela était normal. Mes parents ont divorcé alors que je n'avais que dix ans. A ma grande surprise, cela a été le premier grand traumatisme de ma vie. Non pas que j'étais malheureuse de voir mes parents se déchirer ainsi, au point de mettre fin à leur mariage, mais plutôt parce que malgré tout, je m'étais attachée à ma situation qui certes n'était pas idéale mais m'étais quelque peu confortable. Et tout volait en éclat. Sans grande surprise, je rejetai toute la faute sur ma mère.

Pour extérioriser le peu de colère restant dont ma mère ne faisait pas les frais, je me tournai vers la musique, et plus particulièrement vers le piano. Cet instrument, du plus loin que je me souvienne, m'avait toujours attiré. Il était imposant et classe, et m'invoquait un sentiment de nostalgie que je ne pouvais m'expliquer. Je me surprenais souvent à rêver d'un beau piano à queue, dont le noir laqué brillait sous les lumières tamisées d'une scène quelconque. Mais, encore une fois, ma mère brisa tout rêve et ambition en n'en faisant qu'à sa tête. A croire que son but était de me rendre la vie impossible, de rendre ma vie aussi déplorable que la sienne ... En effet, ma mère avait toujours été portée vers le féminisme. Grand bien lui fasse. Tant que cela n'affectait pas le cours de ma vie, cela m'était complètement égal. Cela me faisait même plutôt rire et était une autre source de moqueries. L'engouement de ma mère pour la cause des femmes a, je crois, atteint son point culminant après son divorce. Elle s'était mis en tête de nous élever seule, ma sœur et moi, certainement pour se prouver qu'elle n'était pas une moins que rien, qu'elle était quelqu'un. Notre situation financière, qui n'était déjà pas rose auparavant, est tombée très bas, si bas qu'il nous était difficile de joindre les deux bouts et chaque lendemain était incertain. Inutile de vous dire que mon beau piano noir, j'ai pu faire une croix dessus. Ma mère, voulant certainement prouver sa grande générosité, s'est débrouillée pour dégoter un professeur de piano, qui prit très à cœur la lourde de tâche de m'enseigner son art.

Ma vie se déroulait donc a peu près normalement, rythmée par les disputes et les répliques mesquines que j'échangeais avec ma mère. Cela atteint un point de non retour à la mort de ma petite sœur. Ce jour-là m'est encore douloureux, et je doute qu'un jour je serais capable d'y repenser sans sentir les larmes monter. Ma mère, encore une fois, était la responsable du malheur qui me frappait et je lui fis payer au cours d'une énième dispute, bien plus violente que toutes les autres. Ce jour-là, je décidai de partir loin, de quitter cette femme qui ne représentait rien pour moi.

New-York vit alors débarquer une jeune fille de dix-neuf ans, blessée par la vie et pas très sûre d'elle. Je fis très vite mes premiers pas en tant que pianiste dans les music-halls new-yorkais. Perchée sur mon tabouret, derrière mon beau piano, je m'efforçais de faire tourner les têtes des clients. Par un pur concours de circonstances, je dus me mettre à chanter et découvris alors que mes talents de pianiste ne rivalisaient en rien avec mes talents de chanteuse. Délaissant alors mon fidèle compagnon qui n'était autre que mon piano, je misai tout sur ma voix. Debout devant de parfaits inconnus, je m'efforçai de leur faire passer mes émotions grâce à sa seule force. J'adoptai presque sans y réfléchir le registre lyrique, qui me convenait parfaitement et me permettait d'évoquer les affres de la vie. Qui mieux que moi pouvait aborder le mal de vivre, la fuite du temps et le déchirement amoureux, entre autres, en les sublimant rien qu'en les chantant ? Personne, et cela, tout le monde ou presque le savait.

La suite fut un enchaînement de tout ce dont j'avais toujours rêvé. Un agent me repéra lors d'une de mes représentations et s'engagea à faire de moi la nouvelle étoile montante. Les contrats se firent rapidement nombreux et de plus en plus importants. Je passais de scène en scène, offrant chaque fois à la foule venue m'admirer un moment d'émotion, de grâce et d'évasion. Mon nom était sur toutes les lèvres, on m'offrait ce qu'il y existait de mieux, on recherchait ma compagnie. Je me réalisais progressivement et mon ascension semblait n'avoir aucune limite. Mon retour à Los Angeles, ville qui me laissait un goût amer, semblait inévitable. D'après mon agent, c'était là-bas que se trouvaient les plus gros contrats. Mais, contre toutes attentes, la ville avait changé. Elle n'était plus ce qu'elle avait été. La pègre régnait en maître, talonnée de prêt par la police locale. La cité des anges s'était transformée en une ville de tous les dangers et cela me plaisait. La gloire m'ouvrait un peu plus grand ses portes, au plus grand bonheur de mon père, seule et unique fantôme de mon passé.