Hawaii, 1931
« Papa, papa ! Regarde! »
« C’est super ma chérie ! Continue ! »
Faisant un grand signe à son père, l’enfant aux immenses yeux azur continua à avancer péniblement dans l’eau turquoise de la plage. Même à quelques mètres d’elle, son père pouvait la surveiller. A seulement six ans, Frankie était déjà plus intrépide que la plupart des enfants. Elle se retourna à nouveau et vit que ses parents se disputaient. Encore. Quelques bribes de conversation parvinrent à ses oreilles. Elle entendait sa mère dire qu’elle n’avait pas quitté son pays pour qu’il la cache sur une île affreuse et étouffante. La fillette ne comprenait pas ce que cela signifiait. Elle ne le comprendrait que bien plus tard.
« Rosie, viens ici, il est l’heure de rentrer ! »
Elle détestait que sa mère l’appelle Rosie. Janis Adler avait appelé sa fille Frankie en hommage à son propre père, Francisco. Rose était le prénom que le père de la fillette avait choisi. La seule façon dont elle aimait réellement qu’on l’appelle était Billie, comme Billy the Kid. C’était son père qui avait trouvé ce surnom, mais elle n’avait jamais vraiment compris pourquoi…
Hawaii, 1940
« Frankie-Rose Adler, reviens ici immédiatement ! »
« Ou quoi, maman ? Qu’est ce que tu vas faire ? Me mettre dehors comme tu l’as fait avec papa ? Tu crois que ça me fait peur de partir d’ici pour le rejoindre à Los Angeles ? »
Janis regarda sa fille, interloquée. Elle aurait du lui dire la vérité il y avait bien longtemps déjà. Elle avait pris sur elle toute la responsabilité de l’absence brutale et soudaine de ce père peu présent, qu’elle idolâtrait pourtant et adorait par-dessus tout. Avec lassitude, elle posa le verre qu’elle tenait et s’assit. Simplement, sans autre forme de procès. Elle savait ce que Frankie allait faire. Danser. S’amuser. C’était de son âge. Elle aurait seize dans quatre mois, et Janis savait qu’elle était intelligente et suffisamment futée pour ne pas se faire mettre enceinte par le premier venu, comme elle-même, une quinzaine d’années plus tôt. Alors qu’elle avait tout juste vingt et un ans, et des études qui l’attendaient. Mais elle avait tout plaqué pour ce bel homme, plus âgé et aux yeux bleus infinis dont Frankie avait hérités. La jeune fille avait perdu toute sa hargne et était finalement venue s’installer près de sa mère, écoutant la longue histoire de toute cette vie qu’elle ignorait. Elle avait toujours considéré sa mère comme une femme dure et froide, alors qu’elle était en réalité tout le contraire de cela.
« Maman, je suis désolée… » s’excusa t’elle en venant se blottir dans les bras de sa mère. « Il s’est marié, c’est pour ça qu’il ne vient plus ? »
« Non, il était déjà marié quand je l’ai connu. Je sais qu’il a des enfants, plus âgés que toi, mais je ne sais pas combien, ni si ce sont des filles ou des garçons… »
« Pourquoi tu me dis ça maintenant ? »
Janis regarda longuement sa fille, caressant les longues boucles brunes de Frankie. Elle était assez grande et mure pour entendre la vérité sur son père, mais Janis ne la trouverait jamais assez mature pour lui avouer qu’elle était mourante et ne verrait sans doute pas sa remise de diplôme au lycée.
« Parce que tu as le droit de savoir, mon ange. »
Hawaii, 1941
« Salut les filles ! »
Les lycéennes regardèrent les jeunes militaires passer en riant. Ils étaient à peine plus âgés qu’elles, mais suffisamment plus âgés pour que leurs parents refusent catégoriquement qu’elles passent la soirée avec eux. Même à plusieurs. Certaines étaient plus malines que d’autres. Frankie, par exemple. Elle savait pertinemment que jamais au grand jamais, sa mère ne la laisserait sortir le soir après le dîner. Ses prétendues excuses de révision, en plein mois de novembre, ne marcheraient guère plus. C’était pour cela que son amie Shannon et elle avaient le mur pour la énième fois, ce soir là. Rejoignant un groupe de jeunes militaires, ayant entre dix neuf et vingt deux ans. Aucun d’entre eux n’était un insulaire, et cela les rendait encore plus attrayant pour les deux adolescentes. Alors que Shannon avait jeté son dévolu pour un fermier de l’Illinois, Frankie s’était dangereusement rapprochée d’un jeune homme originaire de Californie, issu d’une famille aisée. Il lui avait confié qu’il reprendrait ses études de droit à la fin de la guerre. Qu’il sentait proche.
« Tu m’écriras ? »
« T’écrire ? Mais je suis là. »
Elle soupira, regardant les étoiles, allongée sur la serviette posée sur le sable, écoutant le bruit apaisant des vaguelettes s’échouant presque à leurs pieds.
« Tu pourrais partir là bas. En Europe. La famille de ma mère est en France. C’est moche, tu sais. Je n’ai pas envie de te perdre… »
Il la serra plus fort contre lui, caressant son épaule nue, sous la chaleur agréable de la nuit hawaiienne.
« La guerre n’arrivera pas jusqu’ici. Tu t’inquiètes pour pas grand-chose. Je suis stationné sur l’Arizona, je ne suis pas pilote. Je ne vais pas mourir. »
Frankie tourna la tête vers lui, guère convaincue par sa belle tirade. Elle était intimement persuadée que la première guerre avait changé son père, et elle ne voulait pas qu’il devienne comme lui.
« Je te le promets. » rajouta t’il en l’embrassant.
Hawaii, 7 Décembre 1941, à l’aube
« Frankie, chérie, lève toi. » ordonna Janis en débarquant dans la chambre de sa fille. Mais l’adolescente était déjà penchée à sa fenêtre, regardant les avions qui rasaient les palmiers et écoutant les explosions. Elle tourna vers sa mère un visage terrorisé et en larmes.
« Maman, qu’est ce qui se passe ? J’ai vu un drapeau japonais sur un des avions ! »
« Ils nous attaquent, mon ange. Ils sont en train de bombarder Pearl Harbor. »
« Pourquoi tu as tes vêtements de travail ? Tu ne vas pas aller à l’hôpital ! Maman, tu ne peux pas me laisser seule ! »
Janis prit Frankie par les épaules. Elle était infirmière, il allait y avoir des centaines de blessés, elle ne pouvait pas rester chez elle et attendre que cela se finisse. Frankie réalisa soudain la gravité de ce qui se passait, et elle voulut accompagner sa mère. Mais cette dernière refusa, lui ordonnant de fuir loin des habitations tant que les avions japonais bombarderaient l’archipel. Elle regarda sa mère partir, ignorant à ce moment là que c’était la dernière fois qu’elle la voyait. Frankie n’était pas décidé à obéir. Certes, elle avait eu peur de ce qui l’avait tirée du sommeil, mais elle ne comptait pas fuir. Elle sortit dans la rue quelques minutes après sa mère. Au loin, les colonnes de fumée noire assombrissaient le ciel déjà bleu du petit matin. Où était il ? Etait il blessé ? Il lui avait promis que rien ne se passerait et à peine quelques semaines plus tard, les Japonais attaquaient Pearl Harbor. Elle regarda les habitants fuir, s’éloigner, tandis qu’elle se rapprochait et cherchait à en savoir toujours plus. Et la terrible nouvelle tomba. L’Arizona avait coulé, piégeant avec lui des dizaines et dizaines de ses marins. Elle aurait pu le chercher, y passer des jours, simplement pour être sûre. Mais de nombreuses infirmières avaient été blessées ou tuées. Ce fut la seconde terrible nouvelle qui tomba. Sa mère. Frankie ne pouvait croire que sa mère faisait partie des victimes. C’était impossible, elle n’avait pas le droit de lui faire ça. Mais lorsqu’elle vit la chevelure blonde si caractéristique, elle sut.
« Frankie, ma chérie… »
Mais elle ne voulait rien entendre. La collègue et amie de sa mère passa un bras autour de ses épaules, la serrant contre elle tandis que l’adolescente hurlait de douleur. D’abord lui puis elle. Elle avait toujours adoré son île. A présent, tout ce qu’elle voulait, c’était partir. Partir et ne jamais revenir.
Los Angeles, été 1943
« Je peux t’aider, ma jolie ? »
Frankie fit volte face, surprise, pour se retrouver nez à nez avec une espèce de vieille rombière qui avait du être belle dans sa jeunesse. Mais qui ne ressemblait plus à grand-chose désormais.
« Euh… Vous ne chercheriez pas une danseuse par le plus grand des hasards ? »
« Tu n’as pas l’air d’avoir dix huit ans. Et tu n’as pas l’air de savoir danser avec tes petits jambes toutes maigroulettes. »
Elle lui fit son sourire angélique.
« Et pourtant. Je les ai. » rétorqua t’elle sans se laisser démontrer. « Je sais très bien danser, je vous montre si vous voulez. »
Il était midi. Le cabaret était vide. Il ne devait pas être plein très souvent, de toute façon, vu l’état miteux et du lieu et de sa propriétaire. Elle n’osait guère imaginer les danseuses. Frankie avait profité de sa pause déjeuner à l’usine pour foncer ici. Admirer les danseuses dans leurs beaux habits de scène. Elle avait toujours rêvé de faire ça. Etre une artiste. Commencer par la danse, continuer par la chanson, peut être devenir actrice ? Sa mère ne l’en avait jamais empêchée, sans toutefois lui cacher que la vie était rude dans ce milieu.
« Reviens ce soir. Avec les ongles propres. Ton travail à l’usine est louable, mais salissant, et ce n’est pas pour cela que mes clients payent. »
Los Angeles, aujourd’hui
Frankie regarda la salle bondée du cabaret. Elle n’était pas meneuse de revue, encore moins sur le devant de la scène. Mais six ans après son arrivée à Los Angeles, elle ne s’était pas si mal débrouillée. Ce cabaret ci n’avait rien à voir avec celui de ses débuts, où elle dansait quelques soirs par semaine pour un public clairsemés d’alcooliques. Le public d’à présent, même avec pas mal de truands notoires, était déjà beaucoup plus valorisant.
« Tu te prends à rêver, blue eyes ? »
« Non. Je pense juste à ma mère. J’aurais aimé qu’elle soit là. Qu’elle puisse me voir danser. Elle a été mon premier public, ma première fan. »
Elle aurait voulu qu’il soit là lui aussi. Mais il lui avait brisé le cœur. En mourant, mais aussi en oubliant de lui dire que chez lui, une fiancée l’attendait. Il avait été son premier amour, son premier amant et il lui avait menti. C’était l’un de ses compagnons d’armes qui lui avait appris la vérité, plusieurs semaines après Pearl Harbor. Il avait assuré que les sentiments de feu son ami pour elle étaient sincères, mais Frankie n’en avait pas cru un traitre mot. Elle n’avait jamais plus cru un homme depuis, se contentant de relations sans lendemain.
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