Sur une durée suffisamment longue, l’espérance de vie tombe pour tout le monde à zéro.


Le corps est étendu sur le dos, les yeux encore ouverts, un filet de sang séché parsemant ses tempes à peine blanchies. Les cris résonnent dans la maison. Une femme, les cheveux défaits, le visage barbouillé de larmes, semble avoir perdu la raison. Elle tombe à genoux, sous le poids de sa peine, hurle de douleur. On la croirait à l’article de la mort. La Guerre, cette chose sale et vile a encore frappé et privé la demeure d’un père, d’un époux, d’un homme. Ce n’était pas le premier et ce ne serait certainement pas le dernier. Mais pour cette famille, la Guerre vient de les tuer. Tous. La guerre entre la pègre et les forces de l'ordre. Les deux garçons ont la tête basse, semblent abattus. On le serait à moins. Un seul visage diffère. Celui de la jeune fille, âgée d’à peine une vingtaine d’années. Ses larmes coulent sur ses joues mais c’est une haine sans nom qui vient de naître dans son cœur. Une haine contre ces ennemis. Une haine contre les assassins du grand braqueur de banque qu’était son père. Une haine qui allait la pousser à faire de grandes choses comme de mauvaises. Une haine qui allait structurer Gia pour toujours…

Sa philosophie de la vie, c’est qu’elle pouvait mourir à chaque instant. Ce qu’il y avait de tragique, selon elle, c’est qu’elle ne mourrait pas.


Mais vous voyez bien qu’ils n’ont que notre intérêt en tête, n’est-ce pas, chère amie ?
Naturellement, nous sommes plus prospères que jamais.

La pièce est cossue sans être tapageuse. Les hommes présents sont sûrs d’eux, riant et échangeant quelques blagues de bon goût. Ce sont des commerçants, des notables, toute la petite bourgeoisie recroquevillée sur ses privilèges qui n’a comme unique objectif que de les préserver, dussent-ils vendre leur propre pays. La guerre et le meurtre n’étaient pas un calvaire pour tout le monde, bien au contraire. Certains s’en sortaient même mieux que d’autres. Ces hommes ont naturellement à leurs bras des femmes dont la beauté est leur principale et seule qualité. Un bijou qu’on exhibe dans les soirées afin de montrer qu’on sait s’attacher les meilleures compagnies. Une femme semble cependant attirer davantage les regards que les autres. Brune, sa chevelure flamboyant dans les lumières, ses yeux azur et rieurs cachent une femme retorse et mue par un désir de vengeance. Gia sourit à l’homme qui l’accompagne. Un riche notable. La soirée s’avance et l’homme est de plus en plus aviné. Il se croit le roi du monde. Il se penche vers Gia, l’attirant à lui. La jeune femme se laisse faire, souriant bêtement. Il finit par se lever, quitter la soirée en l’emmenant avec lui. Il pousse la porte de chez lui et l’attire à l’intérieur, se collant à elle. Gia sort un poignard du long de sa cuisse et le plante jusqu’à la garde dans le cœur de l’infâme. La justice. Pour elle. Pour son père. Personne n’a jamais remonté la trace de ce crime, fort heureusement pour elle. Criminelle, cela faisait cinq ans qu’elle s'était engagée dans la même voie que son paternel. Cinq années qui allaient lui ouvrir la porte vers autre chose…

Vous pratiquez l’élimination de nazis en amateur. Alors, on est venu voir si vous voulez passer pro.


Elle ne parvient pas à voir le visage de l’homme qui se tient face à elle. Une forme, une ombre, le visage caché par l’ombre que projette le spot braqué sur Gia. La jeune femme ignore comment elle est arrivée ici. On l’a approché, chloroformé et amené ici, certainement dans un véhicule. L’homme a une voix grave et suave. Mais difficilement reconnaissable. Gia n’a pas spécialement peur, peut-être le devrait-elle. Elle frissonne, le froid est mordant. Elle doit être dans une cave, en sous-sol en tout cas. La voix résonne et brise le silence.

Nous vous avons remarqué, Williams. Vos états de service sont excellents. Vous avez eu de la chance jusqu’à présent. Mais cela ne durera pas toujours, sachez-le.
Vous êtes qui ?
Nous sommes des clients.

Un seul signe de tête affirmatif. On la relâche, on lui donnera des instructions. Elle refait le voyage en sens inverse, un foulard sur les yeux. Tout a changé. Maintenant, elle se sent utile. Maintenant, elle n’est plus seule.

Nous, on fait dans le massacre de Nazis et crois-moi, ces derniers temps, l’activité est en plein boom.


La réception est digne des plus grands de ce monde. Les officiers et les hommes d’influence sont tous présents, au bras de femmes parées de milles joyaux. La musique retentit doucement et donne une impression festive, gaie et légère. Cette petite fête est organisée par bon nombre de dignitaires qui prennent du bon temps. Mais une fois encore, une femme attire les regards. Grande, mince, altière, vêtue d’une divine robe rouge, Gia semble dans son élément. Cela fait maintenant deux ans qu’elle travaille pour différents criminels notoires. Sa mission ? L’infiltration et la récolte d’informations. Et parfois, en collaboration avec d’autres agents, les attentats et les éliminations, ainsi que les braquages de banque. En l’occurrence ici l'élimination d’un homme gênant, qui vend des informations aux flics. Gia avait tout prévu. Elle avait commencé à le charmer, à lui adresser des sourires équivoques. Tout se déroulait comme prévu, l’homme était littéralement séduit. Gia profita d’un moment calme pour aller aux toilettes, officiellement pour se repoudrer, officieusement pour descendre dans les sous-sols et plastifier la zone avant de disparaître. Elle avait presque terminé quand soudain, une voix retentit derrière elle.

Les mains en l’air !

Gia sursauta, se retourna mais obtempéra. Un homme se tenait devant elle, arme au poing, la visant. Gia détailla le visage de cet homme. Une violence et un côté animal dans son regard qui lui fit accélérer rudement le cœur. Etait-ce la peur de mourir là ? Non. Absolument pas. La finesse de ses traits, le dessin de ses lèvres si fines et sensuelles. Elle contemplait l’homme qui allait mettre fin à sa vie et elle ne ressentait qu’une immense curiosité et une attirance physique immédiate. L’arme est toujours braquée sur elle. Mais l’homme semble hésiter. Gia, en temps normal, aurait profité de l’occasion pour se saisir de son arme blanche et la lancer en plein cœur. Mais là, elle en est totalement incapable. L’homme baissa son arme et Gia ne tentait toujours rien. L’homme disait s’appeler Sonny Bowen et l’enjoignait de réfléchir. Gia, pour la première fois, sentait son cœur balancer. Il ne fallait pas être devin pour savoir que l’homme était certainement un flic ripoux. Gia se contenta d’un hochement de tête. Nul besoin de mot. Le bâtiment n’explosa jamais.

Certains hommes sont sans but logique. On ne peut les acheter, les intimider, les raisonner ou négocier avec eux. Certains hommes veulent juste voir le monde brûler.


Le goût du sang. Un goût de fer et de terre. Les cheveux de Gia pendaient lamentablement sur son visage, certaines mèches collées par le sang sur sa peau. Sa lèvre inférieure était fendue et elle devait avoir un bon nombre de côtes fêlées. Elle bascula la tête en arrière et cracha le sang qui menaçait de lui obstruer la gorge.

Je répète ma question. Tu n'as pas mené ta mission à bien. As-tu vendu la mèche aux flics nous concernant ?

Gia planta son regard dans celui de l'homme. Elle ne sut jamais qui l’avait dénoncé, comment elle s’était fait rattraper. Heureusement pour le délateur d’ailleurs. Elle eut un rictus, accentué par la douleur. Dans une ultime bravade, elle cracha le sang qui suintait de sa bouche à la figure de son bourreau. Ce dernier s’essuya lentement, méthodiquement. Soudain, une claque magistrale la fit basculer en arrière et tomber rudement sur le sol froid.

Je vais t’apprendre la politesse.

Elle ne cria pas, ne pleura même pas. Avait-elle seulement suffisamment de larmes pour tant de douleur ? Elle entendit à peine le bruit de la fermeture éclair et le poids qui s’abattait sur elle, la douleur qui se mêlait au souffle écoeurant de son bourreau contre son cou. Il pouvait l’abaisser plus bas que terre, elle ne parlerait pas. Jamais. La mort aurait un si bon goût après ce qu’il venait de lui faire subir.

Sous ce masque, il y a plus que de la chair. Sous ce masque, il y a une idée. Et les idées sont à l’épreuve des balles.


Elle ne sut jamais pour quelle raison on l’avait laissé vivre. Pour quelle raison, elle fut seulement jetée dans une pièce obscure au lieu d’être purement et simplement exécutée. Une chance. Mais après tout cela, après avoir été violée et torturée, elle n’avait plus de goût à rien. Elle réussit à s’enfuir de la prison où on l’avait enfermée, avec l’aide une fois encore de Sonny. Elle obtint de faux papiers et se cacha pendant un temps. Mais elle savait que ce qui la maintiendrait en vie, ce serait tout simplement la vengeance. Elle reprit donc ses missions de renseignement. Jusqu’à la fin...

L’homme craint ce qu’il ne peut voir.


Rien n’avait changé pour Gia. Elle était toujours marquée par ce qu’elle avait vécu.
La jeune femme n’a connu que peu d’amants et aucun amour. Un homme continue d’obséder ses pensées. Sonny. Ce prénom a traversé les années pour rester fiché dans sa mémoire. Elle aimerait pouvoir franchir le pas. Peut-être est-ce lui qu’elle attendait. Rapidement,les missions recommencent, après tout, elle ne sait faire que ça et essayer surtout de rester en vie…