Lawrence se regarda dans le miroir et ne put retenir un rire hilare et honteux. Il était tout bonnement ridicule et pourtant avoir perdu plus de deux heures à cette transformation était plus qu'utile. Depuis trois jours, il s'était volontairement laissé pousser la barbe pour paraître plus négligé que d'ordinaire. Cette après-midi même avant que le soleil ne se couche, il avait acheté un énorme trench dans les tons crème qui ne flattait pas du tout sa silhouette plutôt fine. Pour remédier à tout cela, il avait glissé une espèce de coussin long dans une chemise rouge foncée. Sans paraître obèse, il avait pris une dizaine de kilos physiquement. L'illusion était plutôt rudimentaire mais avec son manteau fermé, des yeux ignorants n'y verraient que du feu. Il avait acheté un pot de gomina réputée être la plus forte et s'en était généreusement tartiné les cheveux pour les plaquer en arrière. Sa coiffure avait l'air grasse et d'un très fort mauvais goût qu'on ne pouvait attribuer qu'aux riches américains souvent extravagants. Ils s'étaient acheté une paire de lunettes lambdas à grosse monture noire qui lui donnait un air plutôt guindé. Un mouchoir en soie qui dépassait de la poche de son manteau, des énormes cigares à la senteur horriblement forte, Lawrence était méconnaissable. Il se rebutait lui-même mais c'était pour la bonne cause. Ce soir, il allait pincer un réseau de recel qui commençait à faire du mal aux pauvres victimes de vol qui ne cessaient de défiler aux bureaux de la LAPD. Pour cette enquête, il s'était armé de sa jolie Miss Marple, Alma Stein. Quoi de mieux qu'un œil féminin pour démonter un réseau qui s'occupait principalement de revendre des bijoux volés ? Durant des semaines, ils avaient enquêté, surveillé et fait des hypothèses plus ou moins concluantes. Le Blackheart, établissement à la réputation plutôt douteuse, avait retenu leur attention puisque deux reventes s'étaient produites non loin de là. Serait-ce le quartier général des voleurs ? Rien n'était moins sûr. Ce soir, ils allaient devoir jouer un couple marié pour aller vérifier s'ils avaient eu raison. Il espérait qu'Alma avait joué le jeu. Pour cela, elle devait s'être métamorphosée en une bourgeoise à la moralité douteuse dont la vénalité n'était pas à douter. Ils allaient faire croire qu'ils venaient pour acheter et si toutefois ils repartaient avec une preuve, bingo ! Dès le lendemain, une vingtaine de policiers cerneraient l'établissement pour cueillir les malfaiteurs.

Personne n'avait idée des moyens qu'employait Law pour certaines de ses affaires ce qui ajoutait au mystère de son efficacité. Alma était aussi une arme secrète puisque les femmes étaient encore rejetés des forces de l'ordre. Lui-même avait encore beaucoup d'apprioris à son sujet surtout que la jeune femme s'avérait souvent maladroite. Combien de fois avait-elle manqué de les faire repérer ou de faire une erreur de jugement ? Il espérait que ce soir, elle laisserait les gaffes au placard et serait la meilleure des comédiennes. Car après tout ça n'était pas sur ses talents d'acteur qu'il fallait compter. Lui avait plutôt toujours rêvé d'être derrière les scénarios, d'ailleurs il était un peu à l'origine de cette idée qu'Alma avait soigneusement complété de ses ajouts farfelus. Il dissimula son carnet de note dans la poche intérieure de son manteau puis sortit rapidement dans la nuit noire. Ils devaient se retrouver à quelques pâtés de rue du Blackheart. Espérons qu'elle ait mis le paquet, elle ne pouvait pas se permettre d'être repérée, elle la secrétaire du maire adjoint. Les gens haut placés avaient déjà des ennuis ça n'était pas le moment d'en rajouter. Allumant le fameux cigare qui dégagea une fumée épaisse, Law se risqua à tirer dessus. Le goût était juste immonde et l'homme officiellement marié éloigna rapidement l'horreur de ses narines. C'est alors qu'il aperçut au loin une silhouette floue qui s'approchait de lui.

Lawrence ne saurait dire l'issue de cette tentative de flagrant délit. Il s'était fait accompagner d'une jeune femme qu'il connaissait pour son efficacité autant que pour ses maladresses. Même Jonas, son employeur officiel, n'avait pas manqué de lui raconter quelques anecdotes qui rappelait ô combien Alma pouvait agir trop spontanément parfois. Il ne lui en voulait pas vraiment pour les problèmes qu'elle s'était attirés puisqu'elle n'était qu'une femme après tout. Ne les connaissait-on pas pour suivre les pulsions de leur cœur et non celle de leur raison ? C'était bien là la différence universelle qu'on attribuait entre hommes et femmes, outre certains détails physiques... De plus en plus, les américaines nourrissaient l'espoir d'être un jour l'égal de leur congénères et le policier y songeait encore avec une certaine moquerie. Le monde et encore moins sa chère Amérique n'était prête à intégrer les femmes pleinement dans leur société et leur politique. Il ne fallait pas oublier que les femmes avaient remplacé les hommes dans les usines, lorsque la guerre avait réquisitionné tous les soldats possibles en prévention d'une quelconque menace. Elles s'étaient montrées presque aussi redoutables que les anciens employés et la nation leur devait d'être sortis moins ruinés que les pays européens. Seulement dès que 1945 avait sonné, les hommes avaient repris leurs droits sur les emplois importants et stables ce qui avait valu le mécontentement de ses dames. La LAPD n'avait jamais pris le risque d'embaucher d'une demoiselle dans leurs bureaux, seulement une seule et unique secrétaire d'un certain âge maintenant rédigeait à longueur de journées les rapports longs et fastidieux des interventions mais jamais elle n'avait eu son droit de parole sur quoi que ce soit. Alma aspirait peut-être à rejoindre leurs rangs tôt ou tard, en démontrant ses talents de détective auprès de gens gradés comme Lawrence. Même s'il l'acceptait à ses côtés, il lui avait pertinemment fait comprendre qu'il n'irait pas jusqu'à soutenir sa candidature auprès du chef des chefs. Il avait été élevé dans l'idée de la supériorité machiste de l'homme de famille et malheureusement encore aujourd'hui, les préjugés avaient la dent dure. Ces jeux de dupes excitaient peut-être l'imagination de la jolie secrétaire comme ils soulageaient les besoins romanesques de Law qui avait arrêté d'écrire depuis déjà trop longtemps. Il comptait bien à ce que tout se passe bien comme il l'avait prévu. A la limite, le rôle d'une femme niaise et peu bavarde aurait sûrement amélioré ses chances de faire parler les prétendus receleurs mais il priait intérieurement pour qu'Alma soit la meilleure des actrices ce soir. Et tout ça commençait par son apparence. Avait-elle joué le jeu autant que lui ?

Ses yeux bleus suivirent la silhouette qui s'approchait de lui avec intérêt. Lorsque l'ombre s'éclaira sous la lumière faible du lampadaire, Lawrence eut le réflexe de se demander s'il ne s'était pas trompé d'équipière. Une poupée blonde à l'attirail aussi aguicheur que ridicule se planta devant lui. Sur le coup, il réprima poliment une esclaffe tant elle était méconnaissable. Ses cheveux blonds, de toute évidence faux, semblaient lui donner l'air d'une bourgeoise qui se prenait pour la plus connue des pin-ups américaines. Sa robe mettait en valeur des formes qu'il ne remarquait pas d'ordinaire chez Alma et si ça aurait pu la mettre en valeur, le tissu brillant du vêtement rendait le tout parfaitement too much. Elle était couverte de bijoux et son maquillage laissait croire qu'elle se préparait pour le tapis rouge alors qu'ils allaient mettre les pieds dans un vieil établissement mal fréquenté. C'était parfait. Le cigare toujours allumé entre ses doigts, Lawrence prit cependant la peine de l'applaudir. « Je dois dire que vous êtes époustouflante. Permettez-moi néanmoins de dire que jamais je ne vous aurais accepté dans mon équipe avec une telle tenue. » Façon de dire qu'il la préférait tout de même au quotidien, habillée de façon discrète. Alma sentit également l'odeur écœurante du gros cigare si bien qu'il du l'éloigner une nouvelle fois d'eux. « Désolé, je dois juste imprégner mes vêtements. Dès que possible, je jette cette merde par terre. » Il lui adressa un regard désolé pour l'insanité qu'il venait de sortir puis extirpa de sa poche deux bagues factices à sa demande. Il l'enfila à son propre annulaire avant de faire la même chose à la main fine d'Alma. « La proposition en fiançailles se fera plus tard ma chère, nous avons du pain sur la planche. » Il lui sourit faiblement suite à sa plaisanterie destinée à détendre l'atmosphère. Il ne fallait pas qu'Alma ait l'air tendu ou suspicieux, ça n’enlèverait que de la crédibilité à leurs manigances. Quand elle suggéra le tutoiement, Lawrence acquiesça de la tête puis lui offrit son bras. Ils marchaient lentement jusqu'au Blackheart tandis qu'il prit le temps de lui expliquer le fonctionnement du plan. « Nous sommes dorénavant Meredith et John Hampton. Je suis un imminent bijoutier de Chicago qui cherche des bijoux volés pour faire fructifier mon affaire à moindre coût. Toi tu es ma professionnelle, tu es ma femme qui connaît mieux que quiconque les beautés de l'or. Je t'emmène pour vérifier l'éventuelle marchandise, pour évaluer sa valeur. Nous nous faisons donc passer pour des clients. » L'entrée faiblement éclairée du Blackheart se rapprochait. Lawrence en profita pour laisser tomber son cigare par terre et l'écraser du bout du pied. « N'hésite pas à la jouer pompeuse, à les tester, à les prendre pour des moins que rien. Il faut qu'ils aient envie de nous vendre. J'ai l'argent mais tu tiens la décision. D'autres questions, des suggestions, chère épouse ? »