A Danny,
Je ne sais pas par où commencer. J’aurai aimé ne pas avoir à écrire cette lettre et peut-être est-ce parfaitement dérisoire. Pourtant, vu la direction que prend ma vie, je veux que tu connaisses, fils, mes véritables raisons. Si tu lis ces mots, c’est que je n’ai pas été à la hauteur et que tout a été découvert. Sûrement que l’on me juge alors et que tu entends des horreurs sur ton pauvre père. Peut-être voudras-tu me demander des comptes, c’est pourquoi ces quelques feuilles sont là. J’estime que tu as le droit de savoir.
Si tu avais connu ton grand-père, tu connaitrais par cœur l’histoire de notre famille. Il était fier de nos origines, mon père. Ce n’était pas comme ma mère qui était arrivée d’Irlande en 1903 à l’âge de douze ans. Ses parents ne parlaient jamais du reste de la famille et elle a coupé les ponts avec eux en quittant Boston. Elle a suivit un homme qu’elle aimait, il voulait absolument aller en Californie. Il l’a laissé tombée peu de temps après et, comme elle n’avait pas assez d’argent pour rentrer sur la côté est, elle est restée. Elle a rencontré mon père, John Stappelton. Lui, sa famille était venue d’Angleterre un siècle plus tôt et s’était installée en Virginie. Ils se sont rendu en Californie lors de la ruée vers l’or. Notre aïeul Miles Stappelton fut un héros de la guerre de Sécession. Je ne le connais pas non plus, mais comme il a obtenu une petite médaille, ton grand-père l’a imaginé gagnant la guerre à lui tout seul ! Donc mes parents se sont mariés et ils eurent trois beaux enfants, trois fils : William dit Billy en 1912, Richard dit Dick en 1915 et moi en 17, conçu juste avant le départ en Europe de mon père.
Mon frère Billy me disait tout le temps qu’avant la guerre, père était un homme beaucoup plus doux et plus attentif. Je ne l’ai jamais connu ainsi. Durant mon enfance, il ne manquait jamais une occasion de nous parler de la famille, de la guerre et du devoir de citoyen américain. Il voulait être sûr que, tous les trois, serions des hommes bien plus tard. Mon père était un patriote forcené : il disait que nous faisions désormais partie du ciment de l’Amérique et que si nous ne trahissions jamais notre patrie, elle ne nous trahirait jamais. Il était si convaincant quand il tenait ses propos que nous ne nous demandions jamais pourquoi nous n’étions jamais devenus riches ou reconnus. Je me souviens des années 20 dans notre minuscule appartement du centre-ville. Notre mère épluchait les légumes sur la table à manger pendant que notre père fumait la pipe en nous parlant. Tous les trois étions assis à plat ventre devant lui, l’écoutant, fascinés. Il a toujours su raconter les histoires, moi je n’ai pas son style. Il nous avait même convaincu d’empêcher ma mère de nous transmettre ses traditions irlandaises. Il lui avait même interdit de fêter l’indépendance de l’Irlande quand elle a finalement été annoncée. Elle le fit en cachette, mon père ne s’est pas posé de questions ! Mes frères et moi avons décidé de ne rien dire. Nous étions si proches que nous passions toujours des accords sans avoir besoin d’en parler avant.
Le sens du devoir de mon père allait tellement loin qu’il ne dit rien contre le gouvernement quand il perdit son travail suite à la crise de 29. Nous vivions désormais sur sa pension de soldats, un peu comme nous le pouvions. Ma mère faisait aussi quelques ménages mais ce n’était pas bien gros. Heureusement, Billy avait déjà dix-sept ans, il travaillait donc déjà et en quelques mois, il trouva un travail d’ouvrier dans la voirie. Dick entama un apprentissage de mécano dans le cinéma. Je voulais livrer les journaux ou cirer les chaussures mais tous les gamins de mon âge avait eu la même idée, la concurrence était donc rude. Ma mère convainquit mon père de me laisser continuer mes études. Il était toujours aussi confiant, sûr que l’Amérique était la terre de toutes les chances : il avait perdu son travail mais ses fils en avaient trouvé un autre, l’espoir était toujours de mise.
Mais la suite, tu la connais un peu déjà je pense. Après mes études, alors que mon père et mes frères me poussaient pour que je devienne ouvrier, comme eux, ma mère me proposa d’entrer dans la police à la place. Quoi de mieux pour servir son pays ? A l’époque, tous les trois, avions hérité du sens du devoir de notre père et nous pensions comme lui. Plein d’idéaux, je m’y suis épanoui. Je remplissais ma tâche avec un zèle qui en faisait sourire plus d’un : aucun membre de la pègre ne trouvait grâce à mes yeux. Mon père était si fier de moi, j’étais devenu le héros de la famille. Je m’éloignais un peu de mes frères durant cette période et me rapprochais de mon coéquipier, ton oncle Peter.
C’était un presque mon alter égo : nous nous connaissions par cœur, il avait le même sens du devoir que moi ! Nous étions plein d’idées, sûrs que nous ferions de notre ville un endroit où il ferait bon vivre. Et puis, il m’a présenté sa sœur… ta mère. Oh mon fils, si tu avais pu connaître ta mère à cette époque, elle était belle mon Angela, Angie, mon ange ! Et puis, elle était drôle à ce moment-là, elle riait tout le temps. C’est quelque chose qui pourrait te sembler inconcevable, j’espère que non, cela veut dire qu’elle a retrouvé sa joie de vivre. Mais c’est la guerre qui a tout changé, encore une fois. Mon père pensait que la guerre était l’occasion idéale de se couvrir de gloire. J’ai découvert qu’elle détruisait des vies entières au lieu de les construire. Angie m’apportait une telle joie de vivre, je l’ai épousée sans me poser de questions en 1940. Elle voulait devenir actrice et Dick s’était débrouillé pour lui obtenir quelques auditions. Billy aussi s’est marié au début de la guerre. Le début des années quarante fut assez heureux pour notre famille. Nous étions tous promis à un bel avenir. Quand on fit un appel aux volontaires pour combattre en Europe, mes frères, Peter et moi nous sommes portés volontaire avec une immense fierté.
Le débarquement était il y a cinq ans, mais j’en fais encore des cauchemars atroces. Tu ne peux imaginer ce que j’ai vu là-bas. La formation en Angleterre s’est bien passée, je restais avec Peter et mes frères, nous faisions tout pour devenir les meilleurs soldats possibles, faire honneur à l’Amérique. Rien ne pouvait nous décourager, même quand nous avons appris que nous ne serions pas dans la même unité. Nous sommes restés ensemble jusqu’au départ, je ne les ai plus jamais revus. Dick n’a pas survécut au débarquement, Billy et Peter ont été tués quelques semaines plus tard. Je n’ai pas été avec eux, je l’ai appris par les lettres d’Angie et de ma mère. Tout comme j’ai dû apprendre la mort de mon père, dévasté par le chagrin. La guerre m’avait déjà pris quatre personnes que j’aimais, elle allait finalement me prendre mes espoirs.
Si je te parle de ça, ce n’est pas pour que tu m’admires ou que tu me plaignes. Je dois simplement te relater les évènements de ma vie afin que tu comprennes pourquoi j’en suis arrivé là. Et la guerre m’a totalement changé. Outre les nouvelles douloureuses, ce que j’ai vu, tu ne peux l’imaginer. J’ai vu tant de gens mourir, et de quelle façon ! Je ne sais pas si un jour, je pourrais te raconter un jour. Un jour, je suis entré dans un camp, le lendemain de sa libération. J’ai croisé un des gardiens qui s’était constitué prisonnier. Il hurlait quelque chose en allemand. J’ai demandé à l’un de mes camarades qui parlaient sa langue de me traduire. Il m’a répondu : « il dit qu’il ne faisait que son devoir ». Cette phrase m’a fait froid dans le dos : pourquoi m’étais-je engagé, sinon par sens du devoir ? Tu vas peut-être penser que ma réflexion est tordue, seulement, ce soir-là, je n’ai jamais pu m’empêcher de me demander si j’aurai rejoint l’armée nazie si j’avais été allemand – par sens du devoir. Ce jour-là, je décidai de ne plus agir que pour défendre une cause à laquelle je crois. Et ça a totalement modifié ma façon de voir les choses.
Quand je suis rentré d’Europe, début 46, je n’étais plus le même homme. Mon patriotisme s’était envolé et le fait de vouloir croire à quelque chose était plus difficile après tout ce que j’avais vécu. J’ai retrouvé ma vie auprès de ta mère. Elle était devenue ouvrière pendant la guerre, abandonnant ses rêves d’actrice. J’ai eu beau reprendre mon travail dans la police, elle a voulu continuer comme ouvrière. Je n’ai jamais réussi à la rendre heureuse à nouveau. Le seul moment où je l’ai vue plus épanouie, ce fut à ta naissance. Elle m’a toujours dit qu’elle désirait partir, que le souvenir de Peter était trop vif ici. Et que moi, je le lui rappelais trop. Pour un peu, elle m’aurait reproché d’être encore en vie alors que son frère et les miens avaient été tués au combat. Petit à petit, nous nous sommes éloignés. Et elle s’est rapprochée d’un autre homme. ça ne m’a même pas fait de peine. Nous nous sommes donc séparés d’un commun accord. Après tant d’amour ce n’était pas juste, mais c’était comme ça. Mon seul regret est que je ne te vois pas aussi souvent que je le voudrais.
Ma façon de pratiquer mon métier a changée aussi du tout au tout. Autrefois je faisais simplement mon devoir. Je sais que cette expression va te sembler redondante mais je n’ai pas trouvé mieux pour décrire mon attitude d’avant. J’avais du mal à trouver une cause à défendre. Petit à petit, je commençais à me demander le bien fondé de mes actions. Tout ce qui était prostitution, jeu, boisson, …tout cela était parfaitement insignifiant après ce que j’avais vu en Europe. Pourquoi les punir dans ce cas ? Ce n’était pas grand-chose. Après avoir fermé les yeux une fois, deux fois, trois fois….de mon propre chef, je fus approché. Je devais rendre quelques services en échange d’un peu d’argent. C’est vrai que simple officier de police, cela ne permet pas toujours de payer une coquette pension alimentaire. Comme mes scrupules s’amenuisaient avec le temps…Pour l’instant, je dois simplement couvrir quelques activités. J’ignore encore jusqu’où j’irai, mon fils, je cherche encore mes marques. Je sais juste que, pour la première fois de ma vie, j’ai l’impression d’être réellement à ma place. Vois-tu, je n’accomplis pas aveuglément mon devoir, je pose moi-même mes limites. Cela peut te sembler immoral, je te présente mes excuses pour cela.
Je ne cherche pas d’excuses, comme je te l’ai dit, je veux juste que tu saches pourquoi ça a commencé et que tu ne me juges pas trop sévèrement le moment venu.
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