Esther Levy et David Stein s’étaient rencontrés avant la guerre. Ils s’étaient connus, aimés, quittés dans l’incertitude la plus totale, séparés par des années de guerre, d’une guerre qu’ils n’avaient pas voulue mais à laquelle ils étaient contraints de prendre part. Mais il avait toujours été chanceux, et il le fut encore cette fois-ci, suffisamment pour ne subir d’autre dommage qu’une blessure qui mutila légèrement sa main gauche. La guerre prit fin et l’Allemagne en paya un très lourd prix, mais tout cela n’était rien en comparaison de l’avenir qui les attendait, du moins. Ils ne désiraient que laisser cette souffrance derrière eux, oublier le déchirement de leurs multiples séparations après chaque permission, la peur de ne jamais se revoir. Avec la fin de cette boucherie s’ouvrit un avenir qui, en comparaison des années passées, promettait d’être radieux. Ils se marièrent aussi vite qu’ils le purent et tentèrent de reprendre le cours de leur existence et de laisser le passé derrière eux. Il ne tarda pas à hériter de la fortune familiale et reprit son ancien poste de professeur en université. Il était brillant, elle ne l’était pas moins. Des enfants ne tardèrent pas à compléter le tableau familial, tout d’abord un garçon, Adam, puis une fille, Alma. Les deux enfants grandirent et ne manquèrent jamais de rien et leur éducation fut très tôt prise au sérieux.
Pourtant, dès son plus jeune âge, la fillette sembla décider d'être en désaccord avec ce que ses parents et la société en général attendaient d’une jeune demoiselle de bonne famille. Bien loin d'être la petite fille sage et docile que l'on avait espéré, elle ne cessait de suivre les traces de son frère, au point que ses parents prédirent que cette enfant leur donnerait bien plus de souci que le jeune garçon. Et ils avaient raison : tout ce que la jeune Alma n'avait pas le droit de faire lui paraissait désirable. Souvent espiègle, parfois désobéissante, elle faisait en cachette ce que son père lui interdisait, comme lire les articles de presse, bien trop choquants pour une jeune fille. Rétrospectivement, elle se dira souvent que c'est à cette époque que son intérêt pour les enquêtes criminelles naquit, tandis qu'elle lisait le journal de son père, cachée derrière les rideaux du salon.
Ils étaient ceux que l’on montrait du doigt. Après ces années de guerre, des années durant lesquelles ils avaient combattu pour leur pays, voilà que l’on commençait à les blâmer, les accuser de tous les maux. Lentement mais sûrement, ils devenaient les boucs émissaires de la population, un statut symbolisé par les discours d’Hitler qui avait pris le pouvoir en 1933. Au début, nul ne crut que les choses pourraient aller si loin. Qui aurait pu l’imaginer, en vérité ? Lorsque les persécutions commencèrent, il fut difficile de prendre une décision. Partir signifiait tout perdre. On préférait croire que tout cela s'essoufflerait, avec le temps, refusant de suivre ceux qui fuyaient déjà. Puis, il y eut les lois de Nuremberg en septembre 1935, les décrets qui en suivirent, privant les Juifs de leurs droits civiques. Les Stein, faisant pourtant partie des familles privilégiées, perdirent peu à peu leurs privilèges. Le père d’Alma fut contraint de renoncer à son travail mais voulait continuer de croire en son pays, de croire que tout espoir n’était pas perdu. Il crut trop longtemps. Durant la nuit du 9 au 10 novembre 1938, des Juifs furent déportés, blessés, assassinés, dont Adam, qui n’en revint pas. Elle vit son corps le lendemain, massacré à quelques rues de chez eux. D’un coup, tout changea.
Ils avaient réussi. Ils étaient arrivés à leurs fins. Suite à ce qui resterait à jamais dans les mémoires comme la Nuit de Cristal, l’émigration fut plus forte que jamais. Ils avaient perdu leur statut, leurs possessions, mais surtout un fils et un frère. Partir signifiait perdre tout ce qu’ils possédaient, mais peut-être parvenir à sauver leurs vies. De fortunés à Berlin, ils deviendraient pauvres, et devraient rompre avec toutes leurs espérances, l’avenir qu’ils s’étaient préparés, pour eux ainsi que pour leur fille. Et pourtant, ils prirent cette décision, évitant un destin plus terrible que tout.
La traversée fut pénible. Alma avait à peine eu le temps de pleurer ce frère qu’elle adorait ou de dire adieu à son pays, à sa vie en Allemagne. Elle était intelligente, et elle savait que son existence ne serait plus jamais la même. Elle n’avait que quinze ans et elle comprenait qu’elle devrait faire le deuil de l’avenir qu’elle s’était préparé. Leur arrivée à Los Angeles fut particulièrement pénible : ils n’avaient ni travail, ni famille, ni amis et ne possédait que les quelques économies qu’ils avaient réussi à sauver. Il fallut passer d’une existence opulente à une vie de labeur. Son père dut se contenter d’emplois peu valorisants qui se présentaient. La jeune fille avait vite réalisé qu’elle allait devoir se retrousser les manches et elle ne tarda pas à trouver du travail en tant que femme de chambre dans un hôtel. Elle n’avait jamais manqué de courage et après ce qu’elle avait vécu, ce qu’elle avait vu, il lui semblait que rien ne pouvait plus lui faire peur.
Dans les premiers temps, elle détesta cette ville, si loin de tout ce qu’elle avait connu. Puis, peu à peu, celle-ci lui offrit des perspectives qu’elle n’avait pas envisagées au départ. Elle découvrit des mouvements féministes plus développés qu’en Europe qui représentaient à merveille l’ensemble de ses idées. Loin de désirer se marier et s’installer en ménage, elle caressait un tout autre rêve : celui d’entrer dans la police et de résoudre des crimes. Malheureusement, le temps où des femmes pourraient embrasser cette profession n’était pas encore arrivé et elle devait se contenter de se plonger dans les romans d’Agatha Christie qu’elle aimait tant.
Elle ne vécut les années de guerre que par l’intermédiaire de la presse et de la radio, comme bon nombre d’individus vivant sur le territoire américain. L’angoisse fut perpétuelle, ainsi que les cauchemars qui l’accompagnaient. On ignorait ce qui était fait des Juifs que l’on emmenait. Elle entendait des bruits qui couraient sur certains, certains qui avaient été des voisins, des amis, des camarades de classe. Elle prenait toute la mesure de ce à quoi ils avaient échappé avant qu’il soit trop tard. A Los Angeles, ils étaient des étrangers, et pauvres, mais ils étaient à l’abri, du moins pour le moment, car elle ne put jamais faire taire la crainte que l’idéologie nazie finisse par se répandre jusqu’ici. Durant ces années là, elle haït son pays, elle haït le mal qu’ils étaient capables de faire, tous. L’Allemagne qu’elle avait connue n’était plus qu’un lointain et obscur souvenir. Tout ce qu’elle éprouvait n’était rien, non, rien en comparaison de ce qu’elle ressentit lorsque fut révélé le traitement qu’avaient subi les Juifs, l’horreur de la déportation, des camps, une horreur qu’elle n’avait pu qu’entrevoir mais qu’elle pouvait pleinement imaginer. Même dans ses pires cauchemars elle n’avait jamais rien imaginé de tel. Elle sut que certaines de ses connaissances, certains de ses amis en avaient été victimes. Elle entendait parfois un nom, un nom qui lui rappelait les jours passés au sein d’un pays qu’elle avait aimé et qui n’existait plus. La rupture avec sa patrie d’origine, qui avait été déjà consommée, fut alors ferme et définitive.
Elle se sentait presque coupable d’être partie, de ne pas avoir partagé le sort de ces autres, ces autres que l’on avait considérés comme de la vermine pour la simple raison de leur religion. Reprendre le cours d’une existence normale, accepter que le monde ne serait plus jamais le même était compliqué. Même dans les pires moments de son existence, elle avait toujours fait face, toujours. Mais, cette fois-ci, elle crut bien qu’elle n’y parviendrait pas. Seule la certitude de savoir ses parents en vie et ayant échappé à tout ça parvenait à la consoler, ne serait-ce qu’un peu.
Elle n’aurait imaginé tomber amoureuse. Et pourtant, cela arriva, et l’objet en fut nul autre qu’un client de l’hôtel. Il était très différent d’elle, et dans un premier temps, cela lui plut. Elle aimait leur manière de se défier verbalement, et il sembla y prendre goût également. Ils jouèrent à ce petit jeu durant un temps, jusqu’à ce qu’il quitte l’hôtel et que leur relation devienne bien plus sérieuse, au point qu’elle-même, qui avait toujours prôné l’indépendance la plus totale, en vint à envisager le mariage et accepta sa demande. Malheureusement, du moment où ils atteignirent le statut de fiancés, tout changea. En effet, ce mariage à venir fut comme une autorisation permettant à leurs familles de se mêler de leur union, et surtout, de tout faire pour l’éviter. Tout était matière à opposition, à commencer par leurs différences sociales, et surtout, de religion. Leur détermination suffit durant un temps, avant que toute cette oppression ne les contamine et que leurs divergences de caractère prenne le dessus. Il finit par rompre, la laissant marquée, et surtout, furieuse.
La colère était un sentiment bien terrible pour certain, les poussant à l’amertume, voire à la vengeance. Mais pour Alma, ce fut, étrangement, un formidable moteur. Elle était désormais décidée à prouver qu’elle était capable d’être une femme forte et indépendante dans un monde où régnaient les hommes. Elle utilisa ses économies afin d’acheter une machine à écrire et de prendre des cours du soir dans le but de devenir secrétaire. Sa détermination fut telle qu’elle y parvint en quelques mois à peine et trouva un emploi temporaire dans une grande entreprise. Son audace lui ouvrit des portes, dont celle de Mr Warrens, qui accepta de l’engager et pour qui elle travaille depuis.
Sa vie était certes satisfaisante d’un point de vue extérieur, mais Alma possédait une intelligence vive, qui nécessitait d’être nourrie et exprimer. Elle ne pouvait raisonnablement se satisfaire des tâches répétitives qui constituaient ses journées. Mais un jour, quelques semaines auparavant, la chance tourna à son avantage. Plus précisément, le jour où l’une de ses proches amies, plus riche qu’elle, l’invita à séjourner quelques nuits dans l’hôtel où précisément elle avait travaillé. Et le hasard, ou le destin voulut que durant ce séjour, l’une des clientes de l’hôtel soit assassinée. Ce fut ainsi qu’elle rencontra le policier Lawrence Moore, chargé de l’enquête, et à qui elle offrit, ou plutôt imposa sa collaboration. Loin de n’être que le boulet qu’il pensait, elle fut d’une aide précieuse et aida à la résolution de l’enquête. Ce qu’elle ressentit en accomplissant ce travail fut tel qu’elle se jura de ne pas y renoncer, et était de toute manière bien trop têtue pour le faire. C’est ainsi que, bien malheureusement pour lui, le pauvre Mr Moore se trouva affublé malgré lui d’une bien étrange acolyte décidée à ne pas le lâcher de sitôt.
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