Assis en tailleur sur le sol de la cabine de projection, Fred était absorbé dans la relecture d’un script qu’il avait reçu deux jours plus tôt pour une audition. Une fois encore, il ne serait pas auditionné pour le rôle principal qui avait déjà été attribué à Henry Fonda, mais avec un peu de chance il pourrait décrocher un des rôles secondaires ; s’il se débrouillait bien, il aurait plus de cinq minutes de temps de présence à l’écran, songea-t-il avec amusement. Les affaires reprenaient. Après un passage à vide de plusieurs mois, il recommençait à recevoir des propositions de castings sans avoir besoin de se rendre de lui-même à la RKO ou autres maisons de production pour aller voir s’il n’y avait pas un rôle de libre quelque part, et ces quelques scripts reçus étaient autant de chances pour lui de potentiellement relancer sa carrière. Alors dès qu’il avait quelques minutes de libre, il relisait le rôle qu’il avait sélectionné, se le remémorant pour l’audition qui avait lieu la semaine suivante. Comme maintenant, pendant que la bobine tournait, en attendant la fin du film.

Environ une demi-heure plus tard, un déclic qu’il connaissait bien lui apprit que la bobine était arrivée au bout et que la séance était terminée. Rangeant soigneusement son script dans sa sacoche, il se remit sur ses deux pieds et, après s’être épousseté, entreprit de démonter les deux bobines et de les ranger précautionneusement dans leurs étuis avant de les mettre sur le chariot pour les ramener au stock. Alors qu’il poussait son chargement à travers les couloirs du Chaplin’s, il croisa sa patronne Hedda à qui il dédia un clin d’œil et salua quelques spectateurs qui prenaient le chemin de la sortie en discutant du film qu’ils venaient de voir. Fred eut un sourire en arrivant à la réserve, songeant qu’il n’y avait décidément pas plus grande satisfaction pour un type de l’industrie du cinéma que d’entendre les spectateurs s’exprimer sur ce qu’ils venaient de voir grâce à lui… Le cinéma était décidément bien mauvais pour l’égo, se dit-il en ne pouvant réprimer un petit rire. Une fois ses bobines rangées au bon endroit, il se rendit aux toilettes pour se débarrasser du nitrate d’argent qui pouvait rester sur ses mains, pus repassa dans la salle de projection récupérer veste, sacoche et casquette, avant de se diriger vers la sortie. Il avait rendez-vous avec Adam, et il était hors de question d’être en retard. Comme tout anglais qui se respecte, il était ponctuel.

Le café n’était qu’à quelques minutes du cinéma, aussi Fred n’eut-il même pas le temps de profiter de l’air frais de cette fin de journée avant de pousser la porte des lieux. Aussitôt il repéra son éternel acolyte, à qui il dédia un signe de la main avant de le rejoindre et de se laisser tomber sur la chaise en face de la sienne. Laissant échapper un long soupir d’aise, il lança un joyeux « Hello ! », étendit ses longues jambes dans l’allée –aucune importance, ils étaient au fond- et posa sa casquette sur la table.

« Je pensais que tu te serai perdu ou que tu aurai poursuivi une femme avec un bouquet de roses rouges à la main en lui déclarant ton amour. »
« Moque-toi, c’est toi qui est en avance, mon ami. » fit remarquer Fred avec un sourire en coin, sans relever l’allusion à sa fâcheuse tendance à succomber facilement à un joli minois et un joli sourire. « D’ailleurs je ne me lance jamais dans une cour aussi poussée si je n’ai pas reçu d’encouragement en ce sens… et en ce moment je suis un pauvre célibataire au cœur en berne. » ajouta-t-il sans paraître malheureux le moins du monde pour autant.
« Alors, du nouveau dans ta vie depuis la dernière fois ? »
« Ma foi, à part ce dernier script que j’ai reçu de la RKO… Ils ont déjà attribué le rôle principal à Fonda, mais ils ont l’air de manquer de rôles secondaires avec un accent anglais acceptable. Enfin, je ne me fais pas trop d’illusions ; la dernière fois, ils avaient fini par embaucher un américain… et un coach de prononciation. »

Fred n’était certainement pas l’acteur à succès de sa génération, loin de là, mais il préférait prendre ça avec humour. Après tout, il y avait des tas d’acteurs là-dehors dans des situations bien pires que la sienne –lui au moins recevait encore des propositions et avait tourné, et tournait toujours dans de plus ou moins grosses productions, même si c’était dans des petits rôles. Il y en avait qui n’avaient même pas cette chance…
Faisant un signe de la main au serveur pour qu’il vienne prendre leur commande, Fred se redressa sur sa chaise et croisa les bras sur la table pour dévisager avec attention Adam, qui avait un je-ne-sais-quoi de différent, ce jour-là. Les deux jeunes hommes se connaissaient depuis suffisamment longtemps pour repérer les changements d’humeur ; et Fred avait toujours été un bon observateur, même s’il n’en avait pas l’air.

« Mon petit doigt me dit que s’il y a du neuf dans la vie d’un de nous, c’est chez toi, mon petit Adam… Aurais-tu une histoire intéressante à raconter à tonton Freddy ? Je te paye même la tournée si ça te fait parler sans passer par mille détours comme m’interroger sur ma santé ! »