Il était un peu plus de 8 h du matin et le sergent Sonny Bowen était dans son bureau bordélique des enquêtes criminelles au poste d’Hollywood. Il émergeait d’un sommeil irrégulier alimenté par une trop grande quantité de scotch. Il n’avait pas oublié le rendez-vous de ce matin. Retrouver le procureur Howard Hayes au wagon-restaurant Pacific d’ici une demi-heure. Il n’avait encore jamais rencontré le bonhomme mais il avait été le seul à se porter volontaire pour le boulot proposé par le proc : casser du rouge à Hollywood, traquer du coco, enquêter sur l’influence communiste parmi les réalisateurs, les scénaristes et les célébrités des studios de cinéma. Y’avait ce p’tit sénateur alcoolique nommé McCarthy qui avait lancé la mode il y a peu. Bowen n’en avait rien à faire de la menace rouge mais il savait qu’être détachée de la criminelle pendant 3 mois d’affilés à bosser comme enquêteur pour le bureau du procureur, c’était une affaire en or pour faire carrière.

Sonny Bowen n’avait encore jamais vu le visage du procureur Hayes, mais lorsqu’il passa devant la mission du salut de l’Union et qu’il vit les poivrots attendants cafés et beignets du matin, il aperçut sans s’en rendre compte le visage de Hayes pour la première fois. La gueule du bonhomme qui cultivait un sourire : électeurs je vous aime, était encadré par deux bouseux évangélistes de Californie. En passant devant les grands hôtels de south maine en voiture, Sonny pu encore apercevoir une affiche du procureur Hayes avec en légende : citoyens de Los Angeles, l’église méthodiste a besoin de vos dons, soutenez la foi comme l’honorable citoyen Howard Hayes. Sonny se gara devant le wagon restaurant face à la mer et y entra enthousiaste.

Les touristes venus contempler l’océan engloutissaient le rose-bowl spécial (crêpes, bloody mary et café) le menu spécial touriste. Le maître d’hôtel annonça à Bowen qu’il était attendus par son hôte dans le coin VIP qui avait été baptisé : salle de la rué vers l’or. Bowen s’y dirigea et ouvrit la porte en lançant hilare:

« Faîtes place au sergent Bowen, qui va là ? Attention, si t’es rouge, prend garde à toi ! »

Il s’avança tout sourire vers le proc et lui serra la main en exhibant ses dents :

« C’est un plaisir Monsieur Hayes, vous pouvez m’appelez Sonny. Alors comme ça vous seriez le chef de la division criminelle du bureau du district attorney et vous estimez que la menace rouge s’est abattue sur la Californie ? Je suis de votre avis M’sieur Howard. »

Le grand Howard était installé dans un fauteuil en cuir qui avait tout du trône.

« Vous êtes le premier ponte à m’inviter pour parler affaires sérieuses non pas dans un resto au soir mais dans une attraction touristique en bord de mer pour un petit déj, je suppose que c’est pour éviter toute indiscrétion vu qu’aucun flic ne pourrait se trouver dans ce lieu à cette heure-ci ? »

Sonny prit place en se frottant les mains et en ajustant les plis de son pantalon de flanelle tout fripé par l’usure du service. Il prit la cafetière en argent et se servit un café tout en picorant un des petits gâteaux.

« Corrigez-moi si je me trompe m’sieur le procureur mais la menace coco, ça vend bien de nos jours ? Un bon moyen pour faire carrière en se bâtissant une image de héros au grand public. Vous pourriez être bombardés district attorney lors des prochaines élections avec ça. Et moi je pourrais passer lieutenant et qui sait prendre la tête du bureau de la criminelle lorsque Jack Tierney partira à la retraite dans 5 ans. »

Sonny piqua un morceau de bacon avec une fourchette et le plongea dans un jaune d’œuf.

« Ma réflexion tombe juste ? »

Bien qu'il soit né dans une riche famille et qu'il occupe un poste haut placé, Howard s'était habitué à vivre simplement, comme la majeure partie de ses concitoyens. Manger seulement le strict nécessaire et s'abreuver de l'amour de Dieu. Aucune gourmandise, aucun excès. Malgré cela, Howard se voyait souvent contraint d'outrepasser cette règle de vie lorsqu'il doit déguster différentes sortes de plats préparés par ses futurs électeurs ou lors des galas organisées par la haute société. Le wagon-restaurant Pacific ne faisait pas exception puisqu'on le conduisit au carré VIP avant même d'avoir demandé quoi que ce soit. Il commanda un plat de bacons, d’œufs, quelques pan-cakes et un café à la crème. Et alors qu'il dégusta son délicieux petit déjeuner, son rendez-vous professionnel fit son apparition magistralement déplacée.

« Oui. Je suis bien l'homme que vous évoquez, sergent Bowen. »

Répondit le procureur avec un demi-sourire en serrant la main du sous-officier de police. Il observa attentivement l'homme se tenant en face de lui et sur lequel il avait presque tout lu le concernant. Parcours professionnel, rapports médicaux, comptes-rendus de ses supérieurs, casier judiciaire, Howard en sait tellement sur Sonny qu'il pourrait bien prétendre être son propre père. En dehors des rares photographies anthropométrique du policier, Howard n'avait jamais eu de face à face avec ce dernier. Et même la montagne de dossier le concernant ne l'avait pas préparé à pareil entrevu. Le procureur fut déçu d'avoir affaire à un énergumène dans son genre mais il s'en contenta en songeant aux nombreux lèches-bottes pullulant les administrations.

« Vous êtes le premier ponte à m’inviter pour parler affaires sérieuses non pas dans un resto au soir mais dans une attraction touristique en bord de mer pour un petit déj, je suppose que c’est pour éviter toute indiscrétion vu qu’aucun flic ne pourrait se trouver dans ce lieu à cette heure-ci ? »

« Disons simplement que cette discussion n'a rien d'officiel et que j'aime varier mes repas dans des lieux insolites. »

L'ancien pasteur lui présenta un siège d'un geste de la main que le policier s'empressa d'occuper en remettant, sans succès, un peu d'ordre dans sa tenue vestimentaire. Howard essaya de ne pas soupirer ou hausser un sourcil par désespoir à la vue de ce débraillé devant symboliser la fière organisation d'état protégeant ses citoyens de l'illégalité. Hayes songea aux critiques véhémentes de son collègue procureur à la sinistre réputation, le vénérable Bob Gallaudet. Bien que ses propos à son égard soient un tantinet insultante, il s'avère bel et bien que Sonny Bowen soit une honte pour l'uniforme qu'il endosse. Sans ses états de service acceptables, l'avis favorable des commerçants et ses connaissances du milieu criminel, Howard se serait arrangé pour lui faire casser des cailloux jusqu'à ce que des cheveux gris apparaissent sur la tête de ce ripou.

« Corrigez-moi si je me trompe m’sieur le procureur mais la menace coco, ça vend bien de nos jours ? Un bon moyen pour faire carrière en se bâtissant une image de héros au grand public. Vous pourriez être bombardés district attorney lors des prochaines élections avec ça. Et moi je pourrais passer lieutenant et qui sait prendre la tête du bureau de la criminelle lorsque Jack Tierney partira à la retraite dans 5 ans. »

Howard ne masqua pas le malaise qui l'envahit et prit un air renfrogné. Sa main droite plongea dans la poche de sa veste où il caressa les petites perles de bois de son chapelet.

« Ma réflexion tombe juste ? »

« Votre conception de l'objectif final de notre entrevue est pour le moins... dégradante, monsieur Bowen. »

Répliqua Hayes d'un ton calme mais imposant. Il prit une profonde inspiration et, en regardant nonchalamment par la fenêtre, aperçut un mendiant de l'autre côté de la rue.

« Regardez. Il pointa l'individu en question du doigt. Il y a vingt ans, j'étais aux premières loges pour voir le désastre de la crise engendrée par Wall Street. Des familles entières sans travail, les dettes accumulées les forçant à vendre leur maison. Forcés à mendier pour survivre, j'ai vu des hommes fiers se courber pour avoir du pain pour nourrir leurs enfants. Notre société n'est pas parfaite et le désespoir s'attrape aussi facilement qu'un mauvais rhume. Des personnes comme ce pauvre hère n'ont plus que deux choix : le crime ou le communisme. Les communistes qui sont au Kremlin ne sont que des chuchoteurs promettant un avenir meilleur aux désespérés puis les exploitent en prétendant que leurs efforts servent à la communauté. Il n'y a qu'un seul autre méprisable individu pour s'abaisser à de tels promesses éhontées : le Diable ! Des mensonges, rien de plus. Et ce n'est pas seulement parce que notre nation s'oppose à ce régime politique que nous devons empêcher cette maladie mensongère de gangrener notre pays. Non. C'est aussi un devoir moral et citoyen de couper cette mauvaise herbe. »

Howard fit une courte pause dans son monologue. Chaque phrase, chaque mot, chaque syllabe vibrait dans son esprit comme un chapitre sacré de la Bible. Le procureur habitué à clamer la culpabilité des criminels devant les jurés croyait dur comme fer la véracité de ses propos.

« Mais oui. Il est vrai qu'en dehors de la satisfaction de sauvegarder le libre arbitre, la liberté du peuple américain des griffes de ces meurtriers athées de soviets, chaque membre de l'équipe chargée de traquer les rouges de notre comté obtiendra une récompense plus personnelle. Votre dossier se verra moins chaotique dans ses remarques et la possibilité d'une promotion sera plus qu'évidente. Quant à moi, les habitants de cette ville verront que je suis leur seul salut lors des prochaines élections. Si je suis capable d'empêcher l'un de ces fléaux de naître ici, je pourrai aussi mettre un terme au crime organisé. »

Et merde… manquait plus que ça, le proc était un idéaliste. Et dire que Bowen pensait qu’il aurait à faire à un vrai requin comme le malhonnête Ellis Loew, le procureur qui bavait dur pour le poste de gouverneur de Californie ou Bob Gallaudet, le spécialiste des verdict enragé qui adorait envoyer les mecs à la chambre à gaz, croyant que ça allongerait son CV pour le poste de district attorney, sans parler aussi de Welles Noonan, le procureur fléau de la mafia qui rêvait d’entrer au ministère de la justice à Washington. Mais non, il avait fallu que sur tous les procureurs de la ville, Sonny tombe sur le plus religieux et le plus idéaliste du lot. Manquait plus que ça. C’est que le bonhomme croyait réellement à son baratin anti-coco. Il essaya aussitôt de le rassurer par un pieu mensonge :

« Rassurez-vous m’sieur Hayes, je ne goute pas à la pourriture rouge et je me suis porté volontaire avant tout par patriotisme. »

Il se rendit compte que son coup de poing américain en laiton dépassait de sa veste et que ça ne collait pas au portrait du bon flic qu’il devait servir au procureur, il s’empressa de le dissimuler plus avant puis piqua une bouchée de bacon. Il recula son fauteuil en arrière et s’étira.

« C’est quoi le plan chef ? On remue la boue avec des gars spécialiste de la question rouge et de ces foutus syndicat ? Ensuite on amène les cocos devant le grand jury et vous servez votre speach passionné aux journalistes et au juge, c’est bien ça ? Corrigez-moi si je me trompe, c’est ce que fait McCarthy sur la cote Est. »

En y repensant c’est vrai que le coup anti-rouge c’était maintenant ou jamais. Y’avais des conflits sociaux autours des studios d’Hollywood. Des manifestations syndicales. L’alliance unifiée des figurants et machinistes (L’UAES) avait remis en question ses contrats avec la RKO, le studio qui avait tourné King Kong dans les années 30. Les studios de seconde zone sur Gower qui faisaient des westerns et des séries B étaient aussi de la partie. On parlait d’une grève pour les revendications salariales.

« Pour un boulot politique de cette envergure ça sera pas simple m’sieur Hayes, les dirigeants coco de Los Angeles connaissent nos méthodes et ils ont déjà été endurcis par la tôle. Le comité des activités antiaméricaines de la chambre à Washington avait ordonné à tous les procureurs californiens de les condamner après que notre pays se soit fâché avec Staline. Je m’en souviens bien, c’était y’a 2 ans et ils s’en souviennent encore aussi, il nous faudra une équipe de durs à cuire pour les faire craquer. Vous êtes sûr d’avoir la carrure pour vous attaquer à un morceau pareil tout en dirigeant une bande de type qui en ont dans le coffre m’sieur le procureur ? »

Y’avait pas mal de films en ce moment qui épousaient les vues coco à cause des scénaristes. Une vraie toile d’araignée. Un fil conduisait à un nid, un autre fil à une colonie. Les fils étaient des noms et les noms devenaient des témoins une fois qu’on les avait brisés. La barrette d’argent du grade de lieutenant dansait dans l’imagination de Sonny Bowen, il se voyait déjà promus en pourfendant du rouge qu’il le soit réellement ou non.

« Y’a quand même un truc que je me demande m’sieur Hayes, vous avez déjà le capitaine Blascoe, le chef des enquêtes pour le bureau du procureur, pourquoi ne pas vous adressez à lui mais à moi ? Est-ce que c’est parce qu’il est honnête et que vous avez besoin d’un flic pourri pour oser frapper et harceler les témoins ? Ou est-ce que c’est parce que le capitaine est un fidèle du Procureur Noonan et pas de vous et que vous avez besoin d’un flic entièrement à votre solde dont vous êtes sûr de contrôler la loyauté par des moyens de pressions ? »

Howard ne fit pas réellement attention à l'objet doré dépassant de la poche de son intermédiaire. Le policier prit ses aises, appréciant le luxe de cette zone spécifique du wagon-restaurant. Sonny n'eut visiblement aucun remord à se montrer aussi familier avec le procureur. L'ancien pasteur tâcha d'éviter de le sermonner sur sa façon de se conduire en société et fit mine de ne pas remarquer l'absence de bacon dans son assiette.

« C’est quoi le plan chef ? On remue la boue avec des gars spécialiste de la question rouge et de ces foutus syndicat ? Ensuite on amène les cocos devant le grand jury et vous servez votre speach passionné aux journalistes et au juge, c’est bien ça ? Corrigez-moi si je me trompe, c’est ce que fait McCarthy sur la cote Est. »

« Plus ou moins, oui. Il faudra bien évidemment trouver des communistes et montrer l'efficacité des services de police dans la traque de ces renégats sous ma supervision. Je rechigne à franchir la ligne de la légalité mais si c'est le seul moyen de trouver ces traîtres, je suis prêt à endosser cette responsabilité. J'espère seulement que les méthodes employées resteront dans la limite du raisonnable. Même si c'est pour combattre les rouges, nos citoyens n'apprécieraient pas d'apprendre que ses protecteurs se montrent trop... zélés. »

Le sergent corrompu énonça des vérités déplaisantes à entendre. Pour stopper cette pandémie, Howard avait dû mettre ses états d'âmes de côté en contactant quelques uns des pires individus de la région. Sonny en est l'exemple parfait par sa capacité inné à accepter n'importe quel pot de vin. Pour la plupart, des ripoux désireux d'effacer les paragraphes déplaisants de leur dossier et des prisonniers voulant une remise de peine. Le prochain candidat aux élections a engagé des professionnels pour taper brutalement la termitière communiste. Chaque jour apporte son lot de méfaits orchestrés par les soviets. Des grèves, des manifestations, des films critiquant l'Oncle Sam. Il se doit de mettre un terme à leur influence néfaste. Hayes se sentit insulté lorsque Sonny lui demanda s'il était vraiment capable de diriger une telle équipe et s'opposer aux leaders rouges. Qu'un policier corrompu ose douter des capacités du sauveur de Los Angeles, voilà qui est exagéré !

« Évidemment ! Je n'aurai pas organisé une telle expédition si je ne m'en serais pas senti capable. Pour libérer cette ville de ses maux, je suis prêt à séjourner en enfer ! »

« Y’a quand même un truc que je me demande m’sieur Hayes, vous avez déjà le capitaine Blascoe, le chef des enquêtes pour le bureau du procureur, pourquoi ne pas vous adressez à lui mais à moi ? Est-ce que c’est parce qu’il est honnête et que vous avez besoin d’un flic pourri pour oser frapper et harceler les témoins ? Ou est-ce que c’est parce que le capitaine est un fidèle du Procureur Noonan et pas de vous et que vous avez besoin d’un flic entièrement à votre solde dont vous êtes sûr de contrôler la loyauté par des moyens de pressions ? »

« Un peu de chaque. Avoua honteusement Howard en grinçant des doigts et en palpant le chapelet de sa poche. Je ne tiens pas à ce que mes hommes abandonnent parce qu'ils humanisent trop la menace communiste ou vendent la mèche à un autre procureur. Monsieur Bowen, vous avez été sélectionné pour vos talents et aussi parce que j'ai réussi à convaincre le procureur Gallaudet de ne pas vous lyncher dans sa croisade contre la corruption dans les services de police. Vous ne le saviez pas ? Je vous ai sauvé la mise. Tâchez de vous montrer reconnaissant. Noonan n'aurait aucun scrupule à vous dénoncer après avoir débusqué les communistes. Moi, je pense à votre rédemption et celle de vos coéquipiers. »